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Geneviève Leblanc-Astier : sur son père, le colonel Astier (maire de Souma)
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Geneviève Leblanc-Astier : sur son père, le colonel Astier (maire de Souma)

L’année de toutes les humiliations

Eté 1962. Ce sont les vacances, avec leurs projets, pour les français de la « Métropole » comme nous les appelions. Pour nous, Français d’Algérie –ou « Pieds Noirs » comme vous l’entendrez – il marquait un exode, qui avait debuté deux mois plus tôt, depuis le 19 mars, journée dite du « Cessez le feu ».

Je suis issue d’une famille française de souche provençale implantée dans un village de la Mitidja en 1845. Notre vie s'était forgée là, à Souma; nous y avions une propriété de 50 hectares, transmise d'une génération à l'autre et que mon père entretenait.

Mais là ne s'arrêtait pas son activité. Personnalité marquante de la région, parlant l'arabe comme sa langue maternelle, il avait consacré 36 années de sa vie à notre commune dont il était le maire : 250 Européens, demeurant au village et dans les fermes et moulins à l'entour et 12.000 musulmans. Il avait également fondé un dispensaire en 1935, œuvre privée, l’œuvre marquante de sa vie et dont le rayonnement dépassait les limites de notre petite commune.

Ce dispensaire était un modèle, et je crois pouvoir dire que pratiquement tous les gouverneurs généraux et « ministres résidents » se succédant à Alger sont venus le voir.

Comment oublier ce 24 juin, date de mon premier départ du sol natal. Le 18 mars, date de la signature des accords d'Évian, nous laissait entrevoir la suite que l'on sait, et mes parents, comme tant d'autres, voulaient mettre leurs enfants à l'abri.

J’ai quitté le village, ainsi que deux infirmières du dispensaire, accompagné de mon père. Une quarantaine de kilomètres de route à faire avant d’atteindre l’aéroport de Maison Blanche. L’atmosphère dans la voiture était lourde et la route empruntée, déserte. Le drapeau de l’ALN (avant qu’il ne soit l’emblème du futur état algérien) flottait déjà un peu partout. Les abords de l’aéroport étaient noirs d’une foule en attente d’un avion ; quant au hall n’en parlons pas : les familles y campaient, certaines depuis plusieurs jours, la cadence des rotations entre les différentes villes de France et Alger n suffisait pas absorber cette cohorte de « réfugiés ». C’est ici qu’est gravé en moi la dernière image que j’ai de mon père ; celle d’un homme écrasé par ce que nous venions de voir : l’hémorragie humaine commencée deux mois plus tôt « battait son plein ».

Mes parents devaient nous rejoindre - mes sœurs et moi–en France au cours de l’été…mais quand ? Tous deux se sentaient le devoir de devoir rester coûte que coûte.

L’été ce sont les moissons et quand on est de la terre, on sait ce que cela représente : les blés étaient mûrs et le blé est plus qu’un symbole : c’est le pain, le pain du quotidien. Il ne pouvait être perdu ce blé, grillé sur pied !

Nous avions une importante entreprise de battage-bottelage, chaque année sollicitée de tous côtés, travaillant dans les différentes exploitations de la plaine de la Mitidja et bien au-delà. Les équipes d'ouvriers étaient là, avec l'un de nos contremaîtres qui était resté après avoir laissé partir sa famille, permettant ainsi aux récoltes d'être engrangées.Je reprends les termes extraits d'une lettre de ma mère arrivée en juillet : « Nous vivions plusieurs siècles de civilisation en arrière : autos, camions volés, rançons demandées, maisons pillées, occupées, tout est pris ». Ce fut le cas du dispensaire créé par mon père, première quinzaine de juillet : les infirmières et sages-femmes mises à la porte, la pharmacie pillée. « La Société Française de Secours aux Musulmans », puisque tel était le nom donné au dispensaire, avait été prise par la force manu militari et le drapeau de l'A.L.N. hissé sans autre forme de procès. Je précise que l'infirmière major et la sage-femme étaient au service de la population depuis plus de vingt ans et ont dû quitter les lieux, le canon des fusils dans le dos.

Je tiens aussi à citer un extrait d’une lettre de mon père, écrite début Août : « Il me semble ici que le climat général est moins mauvais (sous-entendu qu’il ne l’a été en juillet, après ce que je viens de vous dire) mais la vie y reste dure, très dure. Tout le village est sans téléphone depuis neufjours…parce qu’il n’y a personne pour en assurer l’entretien. Cet entretien est juste assuré dans les villes...Il en est ainsi pour tout, ravitaillement, vétérinaires, hommes de l’art. Tout manque, tout est parti. Pratiquement tous les magasins sont fermés. Tout le peuple souffre terriblement de cet état de choses et un immense mécontentement s’est installé dans la masse qui voyait autre chose dans l’indépendance. Le peuple est soumis aux roitelets locaux qui font ce qu’ils veulent et commettent toutes sortes d’exactions dont tout le monde souffre. » On peut imaginer le désespoir et le sentiment de grande solitude qui l’habitaient quand il écrivit ces lignes.

Les moissons furent faites en dépit de tout, les équipes d'ouvriers payées. Tout au long de ces deux derniers mois d'été terribles, dont j'ai gardé les témoignages écrits, la vie de tous les jours devait continuer, dominée par un sentiment d'humiliation, d'abandon des services officiels français. Quoi qu’il en fût, mes parents voulurent continuer à garder ce qu'ils estimaient être leur place, leur devoir : être présents aussi longtemps que possible dans ce village, notre village, auprès d'une population qui leur avait accordé sa confiance depuis tant d'années.

Des disparitions d'hommes, de femmes, d'enfants, il y en avait chaque jour parmi les populations musulmane et européenne. Étant en France à ce moment-là, j'ai été frappée de voir combien la presse s'en faisait peu l’écho. Les consulats français restaient muets, impuissants, enregistrant les dépositions… Mon père fut très souvent sollicité par les familles touchées par ces drames; maîtrisant en effet parfaitement l'arabe et se sentant plus que jamais mobilisé dans cette période de chaos que traversait l'Algérie à cette époque, il apporta son aide au consulat de Blida, espérant retrouver la piste de certains disparus.

Le 23 août, il était lui-même enlevé sur la route entre Souma - dont il était parti vers 10 h 30 du matin, seul au volant de sa voiture - et Boufarik, bourgade de la Mitidja, distante de Souma de
5 km. Il y avait un rendez-vous.Dès sa disparition un très grand nombre de démarches furent entreprises par son épouse restée sur place, également par ses enfants et amis se trouvant en France  :la gendarmerie locale, le consulat de Blida, l'ambassade de France à Alger, l'Exécutif provisoire et la Croix Rouge furent saisis de cet enlèvement. Mon père, souffrait d'une grave affection cardiaque : des médicaments furent envoyés par le biais du Croissant Rouge. Ils ne lui sont certainement jamais parvenus.

Dès que le « climat social » le permit, dans les premiers jours d'octobre, je suis retournée en Algérie, accompagnée de ma plus jeune sœur, auprès de ma mère restée seule dans notre maison, à attendre mon père pendant plus d'un mois, espérant chaque jour des nouvelles, une libération !… Absorbée par les démarches auprès de l'ambassade à Alger ou du consulat à Blida, tout en ayant à faire face aussi à la conduite de la ferme dont les autorités algériennes ne l'avaient pas encore officiellement dépossédée. On laissait pourrir la situation progressivement, conduisant chaque famille à bout de force à prendre une décision inévitable : le départ.

Je n'oublierai pas l'impression ressentie à notre retour en Algérie, au village : en trois mois, tout avait basculé. Je n'oublierai pas non plus le visage de nos ouvriers les plus proches devant tant de gâchis et la perspective de notre départ imminent. Comment oublier aussi ma mère, s'écroulant sur le quai du port de Marseille, écrasée de fatigue et de chagrin?... Comment accepter, comment pardonner la non-assistance à personne en danger, le voile hypocritement tiré sur ce que furent ces crimes contre l'humanité ?

Sur le sol métropolitain, point de réconfort. Nous attendaient l'incompréhension totale, les tracasseries administratives, des humiliations encore. Ma mère, veuve d'un colonel de réserve de l'armée française, appelé sous les drapeaux lors des deux guerres mondiales, commandeur de la Légion d'honneur, maire durant 36 ans d'une commune française d'un département français, devait encore faire preuve de sa nationalité française en maintes démarches et ce, auprès des différents organismes habilités à recevoir la demande d'indemnisation de nos biens spoliés, si toutefois on peut parler en termes de chiffres l’œuvre de toute une vie. Qu'en a-t-il été des plus humbles ?

Nous n'avions pas voulu croire au pire, gardant au fond de nous l'espoir d'avoir des nouvelles de mon père, d’un indice, pendant les mois qui suivirent notre rapatriement. En décembre 1962, nous apprenions « officieusement » les circonstances dramatiques de sa mort, après qu'il eut été torturé.D'officiel, nous avons reçu la transcription d'une décision de justice prise à Paris le 15 janvier 1965, tenant lieu d'acte de décès. Les rapports des enquêtes menées par la gendarmerie, le consulat et la Croix-Rouge auxquels j'ai pu avoir accès, font état de sa mort, sans que son corps ait pu être retrouvé.

Je citerai, pour terminer, la conclusion du rapport de M. l'ambassadeur Jeanneney à Alger, en date du 29-novembre 1962, adressé à M. le ministre d'État, chargé des Affaires algériennes et dont je donne un extrait des plus éloquents-:« Les rapports unanimes de nos consuls constatent ce glissement général des départements algériens vers un niveau de vie qui ne sera nullement comparable à celui que la France avait artificiellement assuré à l'Algérie. Cela était sans doute une des conséquences inévitables de l'indépendance, mais les accords d'Évian, s'ils avaient pu être appliqués dans le contexte prévu, en auraient limité l'ampleur et nos compatriotes auraient pu, sans trop de mal, s'adapter aux conditions nouvelles qui leur auraient été faites. Aujourd'hui, ils ont le sentiment, au moins dans les campagnes et les petites villes, qu'il n'y a plus de place pour eux dans un pays livré au marasme économique et au désordre administratif. À moins d'un sérieux redressement, que l'évolution des dernières semaines ne permet pas d'espérer, il est probable que nos ressortissants devront tirer les conséquences d'un état de fait irréversible et renoncer à se maintenir, avec une installation permanente, dans l'intérieur du pays. Il est de plus en plus clair que la colonie française n'a de chance de subsister qu'à Alger, et dans les quelques grandes villes qui resteront peut-être comme les façades modernes et occidentalisées d'un pays retombé, pour de nombreuses années, en arrière-».Pour ma part, il ne s'agit pas de « faire le deuil » comme d'aucuns le disent, expression que je n'aime guère, dans cette circonstance tout particulièrement. Et si je devais avoir à la reprendre, je vous dirai qu'il est fait depuis longtemps.Par contre, je tiens à une reconnaissance des plus hautes instances de l'État de cet abandon, plus encore de cette humiliation profonde que mon père a pu connaître dans ses derniers instants, partagée ensuite par tous les siens, au regard de ce qu'a été sa vie et de cette honteuse page de notre histoire occultée depuis plus de 40 ans.

En 1960, mon père avait écrit à un ami : « Nous voulons bien souffrir nous voulons bien mourir, mais nous ne voulons pas être humiliés ». Songeait-il alors que, deux ans plus tard, ce qu'il redoutait allait se réaliser à un point qu'il ne pouvait, que nous ne pouvions imaginer ?

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