Témoignages : Les enfants de la guerre d'Algérie
Extrait du livre de témoignages de D. Poznanski-Benhamou, Les enfants de la guerre d'Algérie, le grande départ, Ramsay, 2023.
Daphna
Les vacances finies, je retournai à Oran, ma ville natale. A peine arrivée, je me précipitai chez mon amie Aïcha, la fille cadette de l’inspecteur Boumendjel et de sa femme Micheline. Je lui demandais si elle avait entendu parler des fellaghas. Elle hésita, courut chercher le journal. Nous nous assîmes sur le tapis pour en déchiffrer les articles. Je lui dis ma neuve conviction que les fellaghas avaient un lien avec ces événements dont parlaient les grandes personnes quand elles pensaient que nous, les enfants, nous ne les entendions pas. En observant les adultes, j’avais compris qu’elles mentaient aux enfants et qu’elles se mentaient les unes aux autres. Des événements secouaient mon pays. Pour les comprendre, je devais rester attentive aux mots qui me les décriraient.
Quelques jours après, un brouhaha se fit dans le hall de mon immeuble. Le concierge nous apprit que les chefs des fellaghas avaient été arrêtés.
- C’est fini, commenta d’un air suffisant le voisin du sixième, Maitre Sanoti, leur avion a été arraisonné(*)
- Qu’est-ce que ça veut dire arzonné ? osai-je.
- Ma petite, se rengorgea mon voisin, a-rrai-sonné, ça veut dire détourné, comme dirait… voler un avion.
Je considérai longuement les adultes, je me détournai d’eux. Loin de leurs mensonges. Je n’étais qu’une enfant, mais je savais déjà que voler un avion n’était pas raisonnable.
(*)Le 22 octobre 1956, l’avion qui emmenait de Rabat à Tunis les chefs historiques du FLN, Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Mohamed Boudiaf, Mohamed Khider, Mustapha Lachraf, fut arraisonné. Ils resteront emprisonnés jusqu’aux Accords d’Evian.
Jean-Charles B.
Je suis née en Algérie en 1944 et j’y ai vécu ce qu’il était convenu d’appeler à l’époque « Les événements d’Algérie » […]
Ma guerre d’Algérie est probablement différente ! […] J’ai reçu de mes parents une éducation laque et traditionaliste, avec la volonté d’être français et le souci de rester juif, sans oublier que nous avions reçu la nationalité française grâce au décret Crémieux alors que jusque-là, nous n’étions que des juifs indigènes, qui avaient été soumis à la Dhimmitude (**)
Mon père, socialiste, franc-maçon et juif, en a payé le prix sous Vichy en étant interné pendant deux longues années à Djéniène Bourezg dans le Sahara. Durant cette triste période, comme tous les juifs d’Algérie, mes parents ont été déchus de leur nationalité française, bien que ma mère fût « pupille de la nation ». Son père, mon grand-père, est décédé en effet à la suite des gaz inhalés durant la Première Guerre mondiale à laquelle il a participé en tant qu’engagé volontaire dans la Légion étrangère pour devenir français. Il était en effet convaincu de la justesse et de la grandeur des idéaux républicains de la France.
La guerre d’Algérie a déterminé pour moi le reste de ma vie et elle continue de me hanter. La guerre, le racisme, l’injustice, les inégalités et leur terrible cortège de brutalité, de sauvagerie et de cruauté, auxquels il faut ajouter la lâcheté, la calomnie et la trahison, se sont révélés à ma conscience de jeune adolescent avec « le spectacle de l’indigence d’un peuple, la violence de la condition humaine et les noces sanglantes du terrorisme et de la répression », selon les propres mots d’Albert Camus lors de son appel à la trêve en 1956. Le cercle infernal de la provocation et de la répression est un piège qui ne sert pas la cause de la paix en nous éloignant de l’indispensable concorde universelle, véritable but de l’humanisme.
Le soleil, la mer et l’amitié ont contribué à atténuer mes blessures. Ma famille aussi, l’amour de mes parents, qui m’ont donné le goût du bonheur, l’envie de vivre et d’aimer. Ainsi très tôt j’ai fait miens les idéaux francs-maçons, sans jamais changer d’avis à ce sujet.
Confronté au massacre des innocents perpétré par le FLN « chacun sert la justice come il peut. Il faut accepter que nous soyons différents. Il faut nous aimer si nous le pouvons. J’ai toujours condamné la terreur, je dois aussi condamner un terrorisme qui frappe aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois en la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. » (Camus)
Très jeune, j’ai eu l’habitude de jouer, de rire et de vivre avec des enfants de mon âge sans distinction de race, de religion ou de classe sociale. J’ai été élevé ainsi, dans le refus de la discrimination, et j’ai appris plus tard ce qu’était le racisme pour lequel j’éprouve la plus grande aversion.
Je me souviens d’un épisode qui m’a marqué de façon indélébile. Un jour, je m’étais égaré durant une balade en bicyclette que je venais de recevoir en cadeau et je me suis retrouvé dans un village arabe, un « douar ». Un vieil homme me demanda ce que je faisais là et si je n’avais pas peur des fellaghas. Il me demanda mon nom. Il se trouve qu’il connaissait mon père et semblait avoir de l’estime lui. Il me fit entrer sous sa tente en attendant de l’avertir pour qu’il vienne me chercher. En entrant sous cette tente, aveuglé par le contraste de la lumière extérieure et l’obscurité qui y régnait, je ne voyais rien. Puis peu à peu je distinguais un feu de bois en son milieu, l’absence de meubles, et des nattes jetées à même le sol en terre battue, où se trouvait un garçon de mon âge dont le regard brillant fixait ma bicyclette avec envie. Nous n’avons pas échangé un mot, lui, fixant mon vélo et moi, lui, fixant mon vélo et moi m’accrochant à celui-ci. Après un moment qui m’a semblé une éternité, mon père est arrivé et j’étais prêt à repartir quand il me fit observer que j’avais oublié de remercier le vieil homme. Ce que je fis en embarquant ma bicyclette. Mon père me fit alors remarquer que les remerciements étaient peu de chose et que je devais laisser ma bicyclette au jeune garçon qui n’avait pas la même chance que moi. C’est à contrecœur que je me suis séparé de mon beau vélo et nous sommes rentrés à la maison où ma mère nous attendait avec anxiété.
C’est la meilleure leçon que j’ai reçue de mon père et je ne l’oublierai jamais. Elle est typique de sa manière d’être et il reste un exemple pour moi. J’ai eu de la chance d’avoir des parents aimants, attentifs et généreux, ce que je n’étais pas instinctivement, mais ils m’ont appris à l’être. Je les en remercie et je m’efforce chaque jour de ne pas les décevoir. Grâce à eux j’ai découvert les bienfaits de la lecture ave Camus, mais aussi Jaques Derrida, et plus tard, Emmanuel Levinas.
De Derrida, j’ai toujours retenu ses propos sur l’Autre : « Autrui nous est secret parce qu’il est autre », que j’ai eu le plaisir de retrouver sur les murs d’un Institut français. Quant à Levinas, philosophe de l’Altérité, j’ai attendu d’être plus mûr pour le découvrir. J’en ai retenu ce qui suit : « L’état de guerre suspend la morale : il dépouille les institutions et les obligations éternelles de leur éternité et, dès lors annule, dans le provisoire, les inconditionnels impératifs. Il projette d’avance son ombre sur les actes des homes. La guerre ne se range pas seulement comme la plus grande parmi les épreuves dont vit la morale. Elle la rend dérisoire. »
Ma tradition m’a enseigné la traversée du désert, c’est-à-dire affronter des épreuves, fournir des efforts pour vivre la métamorphose de l’homme libre. Et je m’abstreins à m’y conformer.
(**) Dhimmitude : statut juridique auquel sont soumis les non-musulmans e, terre d’Islam
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