1818-1919 : La Politique des Empires après la première Guerre Mondiale
Il importe de resituer le Maghreb dans un contexte international spécifique, celui des suites de la Grande Guerre devenue progressivement la Première Guerre mondiale et dont les conséquences se font sentir à l’échelle de cette nouvelle dimension. La période qui commence en 1918-1919 est marquée par un paradoxe. Les Traités de paix organisent de fait une consolidation, non de l’idée impériale en elle-même, mais de sa pratique active et des comportements habituels des puissances victorieuses. Au moment même où les ferments de transformation–désagrégation émergent et se conjuguent. L’Europe affirme encore son pouvoir mais va perdre le monopole de l’histoire. Les nationalités vont affaiblir les empires et la contestation de l’expansion coloniale créer les fondements d’un monde nouveau. L’Afrique du Nord n’échappera pas à ce mouvement. A l’écart territorial du premier conflit elle en expérimente les retombées.
Au sortir de la Première Guerre mondiale, l’Afrique du Nord, n’ayant pas été un théâtre d’opérations militaires entre puissances belligérantes sauf aux frontières de l’actuelle Libye, n’est pas un enjeu direct des grandes négociations qui s’ouvrent à Versailles. La domination française parachevée en 1912 par le Traité de Fès, provisoirement sanctuarisée par le concert européen, n’est donc pas remise en cause. Bien au contraire, l’Algérie, le Maroc et la Tunisie ayant fourni des contingents significatifs de combattants tant indigènes, terme de l’époque, qu’européens est englobée sans questionnement véritable dans la victoire française. L’ensemble nord-africain, l’Algérie en étant l’épicentre, fait partie du capital que la France s’est constitué et qu’elle ne concevrait pas un seul instant de mettre sur la table de négociations. Le Maréchal Lyautey proposera sans succès d’inclure le Maroc comme Etat associé à la Conférence de Paix.
L’AFN est devenue un arrière lointain, à l’abri du feu, pourvoyeur de moyens, base de départ pour les armées du front ouest et d’Orient. Du coup dans la mondialisation progressive d’abord de la guerre puis de la paix, la profondeur afro-méditerranéenne devient un atout stratégique nouveau. On retrouvera cette transformation de la perception du Maghreb, notamment dans les années 30. Elle est particulièrement appuyée dans les écrits de l’Amiral Castex à propos du débat sur la priorité entre Levant / Maghreb. Là aussi surgit un autre paradoxe, celui d’une profondeur stratégique théorisée mais inorganisée qu’une lumière cruelle éclairera en 1940/1942 : dans une guerre moderne l’économie du pacte colonial nord-africain ne peut servir de base industrielle et logistique à une résistance solide contre l’Allemagne victorieuse et il faudra ensuite payer un prix élevé, assorti d’une certaine dose d’humiliation pour que les Alliés équipent l’Armée d’Afrique, élément déterminant de la présence militaire française en 1945.
Ces constatations viendront plus tard car pour le moment la Grande Guerre a provisoirement enrichi les économies locales soit par l’approvisionnement de la Métropole soit par les pécules des combattants. Le tribut payé par tous ces combattants renforce, pour les uns, le sentiment d’appartenance nationale, Français déjà installés, mais aussi ceux qui le deviennent dans ce creuset terrible, naturalisés italiens, espagnols, maltais, tous mélangés dans l’euphorie de la victoire. Pour les autres tirailleurs, goumiers, spahis, avec de nombreuses graduations et variantes, rien n’est monolithique, elle ouvre une période de questionnement marquée par la volonté de changer de statut et de destin car on ne peut avoir payé le prix du sang et rester dans la sous-dépendance sociale ou citoyenne. Une nouvelle dynamique est créée qui vient se greffer sur des contestations traditionnelles et récurrentes. Pourtant les quelques voix dissonantes qui se sont élevées pendant la guerre de même que les révoltes de Batna ou du Maroc sont oubliées.
Le Maghreb n’était pas un enjeu de la guerre. Il est encore moins celui de la paix. Regardons de plus près la physionomie de cette paix. Le diagnostic général des historiens et universitaires, est que les traités de Versailles, plus spécifiquement pour notre sujet ceux de Sèvres et de Lausanne, sont des compromis entre les principes wilsoniens et la vieille diplomatie européenne. Ces traités ignorent l’AFN et se concentrent sur l’Europe naturellement, l’Allemagne, rive gauche du Rhin, les réparations, la fin de l’Autriche-Hongrie – Traité de Saint Germain en Laye 19 septembre 1919 – l’émergence de la Pologne assortie d’un conflit, soutenu par la France, avec la nouvelle URSS. Conflit polonais terminé en 1921 par le traité de Riga qui doit être analysé dans la continuité du Traité de Brest-Litovsk et du Traité de Berlin, étapes de la relation germano-soviétique de l’époque. Et puis, j’allais dire et surtout, pour Sèvres et Lausanne le démantèlement de l’Empire ottoman. La carte du monde est transformée.
L’architecture politique de cette transformation est à la fois impériale et novatrice. Impériale parce que les vainqueurs – Angleterre, France, Italie – veulent maintenir leur domaine et l’agrandir aux dépens des vaincus, novatrice parce que les Etats-Unis ont accepté d’intervenir en Europe en avril 1917 sur une base politique – entrée et sortie du conflit – celle des 14 points présentée par le Président Wilson le 8 janvier 1918 devant le Congrès des Etats-Unis. Cette intervention fut décisive sur mer et dans les derniers mois de la guerre au moment de la grande offensive Ludendorff. Elle explique le poids du Nouveau Monde dans les affaires du Vieux Continent. Rappelons brièvement que ces 14 points marquent l’émergence d’une vision de la vie internationale originale pour l’époque : traités de paix, fin de la diplomatie secrète, développement du Libre-Echange, principe d’auto-détermination, sécurité collective et multilatérale. Un programme complet, donc une politique globale contraire dans son principe même aux cantonnements du passé, aux petits arrangements entre nouveaux amis et anciens ennemis. Les Etats-Unis forgent ainsi dès 1918 les bases théoriques de leur suprématie future, que seul l’isolationnisme consécutif à la non ratification du Traité de Versailles les aura empêché de développer plus tôt.
Revenons un instant sur le point 5, essentiel. Je le cite « Un ajustement libre, ouvert, absolument impartial de tous les territoires coloniaux se basant sur le principe qu’en déterminant toutes les questions au sujet de la souveraineté, les intérêts des populations concernées soient autant pris en compte que les revendications équitables du Gouvernement dont le titre est à déterminer » fin de citation. Si j’étais historien je serais allé à la Bibliothèque du Congrès ou aux archives américaines me replonger dans les arcanes de ce monument de style plutôt baroque que classique. En tant qu’ancien diplomate je dirai qu’il cache bien tout ce qu’il veut dire. Tout y est alambiqué et controuvé. En fait ce point 5 ressemble à une créature étrange, fruit du mélange d’une pensée prédicatrice, en vogue dans les milieux patriciens de la côte Est où elle côtoie, sans se mélanger, l’acharnement anti-anglais des communautés irlandaises, de l’attachement aux fondamentaux de l’émancipation américaine, la liberté des colonies contre l’oppression de la Couronne, et de l’évolution de la doctrine Monroe qui ,de Simon Bolivar à Théodore Roosevelt a inspiré autant de guerres d’indépendance que d’application du « Big Stick ». Néanmoins ce point 5 est un tournant. Il dit bien ce qu’il veut cacher. On comprend qu’il ait déclenché autant d’enthousiasme que de craintes car il met sur le même plan le droit des populations coloniales à s’exprimer sur la souveraineté et la forme de leurs gouvernements futurs, leurs maitres du moment étant eux autorisés à s’exprimer sans être pour autant titulaires de droits acquis. C’est donc un renversement de paradigme, une nouvelle donne dans le paysage international, une sorte d’éclair dans le ciel serein du contentement des Empires installés.
On sait que la mécanique installée à Versailles et dans les conférences et traités qui en découlent a combiné plusieurs mots-clés. J’en isole deux : Nationalités/Minorités.
Le Principe des Nationalités irrigue toute l’affaire. C’est le meilleur outil pour donner satisfaction aux revendications étouffées, la base légitime de la naissance ou de la renaissance de peuples sinon absents de l’histoire, du moins dépossédés de la maitrise de leur destin. Il va jouer à plein au cœur de l’Europe pour balayer l’héritage des partages de la Pologne, des Congrès de Vienne, et pratiquement de toute la diplomatie du XIXe siècle. Lui aussi est d’une étrange nature car s’il est une aspiration irrésistible issue de la Révolution française, il est aussi un moyen de liquider ses rivaux et de diviser pour mieux régner. Dans cette deuxième dimension il a été aussi largement utilisé que dans la première. Mais globalement une mosaïque de nouveaux pays change la donne et implique une stratégie active d’alliances et d’influence. Elle implique aussi d’avoir l’armée de sa diplomatie. Essayons d’appliquer ce prisme sur le Proche-Orient et le monde arabe, car c’est celui qui nous intéresse au premier chef, compte tenu de ses implications pour le Maghreb.
D’abord terminer l’Empire ottoman. C’est l’objet du point 12 de Wilson, de la conférence de San Remo et du Traité de Sèvres conclu le 10 août 1920 en pleine guerre civile turque. Trois nations nouvelles émergent, une nation arabe, une nation arménienne, une nation kurde. Les trois cherchent et trouvent provisoirement des structures étatiques aux fortunes diverses.
La nation arabe est la plus importante, en nombre, en superficies, en chefs charismatiques, en leaders potentiels. Elle a été au cœur de la révolte contre l’Empire ottoman qui n’a pas réussi à faire accepter sa domination même revêtue du manteau sacré du Califat. Il y a longtemps que l’Egypte s’est dégagée de l’emprise turque, s’imposant de fait comme le premier foyer moderne de l’arabisme politique que les nationalistes du Wafd tourneront aussitôt contre Londres. Mais il reste l’essentiel, à savoir le contrôle du cœur du monde arabe tel que la légende dorée le décrit, Bagdad et Damas. L’épopée de Lawrence et des fils du Chérif de la Mecque, Faïçal et Abdallah, n’épuise pas le sujet. Je dirai même, au risque de ternir la légende que c’est un corps doublement étranger, les Anglais soutiens passagers de tribus lointaines remplaçant des Turcs épaulés par des Allemands. Cela ne pouvait évidemment satisfaire les élites déjà installées dans le Croissant Fertile actives à Damas, Alep, Beyrouth, Bagdad engagées bien avant 1918 dans une contestation durement réprimée, y compris les pendaisons d’officiers arabes servant dans les armées ottomanes. L’idée d’une « Grande Syrie » moteur de la renaissance nationale et arabe étayait ce bouillonnement.
Il y a déjà dans le terme même de nation arabe une ambiguïté forte. L’émir Faïçal parlait plutôt de Royaume Arabe – Royaume Arabe de Syrie – plus apte à réaliser la synthèse entre la bourgeoisie citadine, le tribalisme bédouin et la communauté de L’Islam dépassant les frontières dessinées par les militaires et les géographes. Il est vrai que s’exerçait déjà sur la famille Hachémite la pression des Wahabites saoudiens qui l’expulsera d’Arabie. Il lui fallait un territoire. Celui qu’il trouverait dans sa corbeille était très différent des sables du Hedjaz. En fait si le nationalisme implique et exige un territoire voire un peuplement spécifique et homogène, la nation arabe implique une transcendance. La réflexion destinée à dépasser les contraintes de la réalité politique oscillera, oscille toujours d’ailleurs, entre nation, pan arabisme pan islamisme. Le Proche-Orient de l’entre deux-guerres mondiales est le laboratoire privilégié de cette floraison doctrinale, car on y voit en action, en développement rapide, les trois sources qui, alternativement ou concurremment, alimenteront l’anti colonialisme, et donc en AFN la contestation de la présence française. La revue Al Manar, (le Phare en arabe) fondée en 1898 par Rashid Rida, les écrits d’Hassan El Bana fondateur des Frères Musulmans se développent à cet instant. D’autant plus que ce Proche-Orient est immédiatement enserré dans les tenailles des Accords Sykes-Picot, et du partage du Levant par un système de mandats confiés à Londres et Paris. La réalité des traités finit par emporter les aspirations locales. Toutefois l’impact des prolégomènes de la nation arabe entendue dans son acception la plus large sera profond et atteindra le Maghreb rapidement en passant par l’Egypte, la Tunisie, Constantine, Alger, Tlemcen, Fès, Tanger.
Minorités
Afin d’illustrer cette période je voudrai rappeler le premier paragraphe d’une lettre de Clémenceau adressée à l’Emir Faïçal le 17 avril 1919, soit trois mois avant la signature du Traité de Versailles « Le Gouvernement français désireux d’assurer à la Syrie, comme à l’Arménie et à la Mésopotamie et aux autres pays d’Orient délivrés par la victoire de l’Entente le régime de liberté et de progrès conforme aux principes dont il s’est toujours inspiré et qui sont la base des délibérations de la conférence de la Paix, déclare reconnaître le droit à la Syrie à l’indépendance sous la forme d’une fédération d’autonomies locales répondant aux traditions et aux vœux des populations » Belles promesses que le Tigre, adversaire résolu de la colonisation, a probablement faites en toute sincérité.
Néanmoins selon la formule consacrée les Empires contre attaquent toujours. En juillet 1920, le même Faïçal est chassé de Damas par les Français après la bataille de Mayselum, les Anglais l’installeront à Bagdad au cœur de la Mésopotamie rebaptisée Irak, son frère en TransJordanie et les colons juifs en Palestine .Tout cela est bien connu. Ce qui l’est moins mais tout aussi significatif est la réaction turque. L’Empire moribond ne s’est pas laissé faire. Kemal Atatürk a conduit la révolte contre le Traité de Sèvres et obtient après sa victoire contre les Grecs en 1922 une révision complète de ses clauses léonines à Lausanne le 24 juillet 1923. Disparaissent alors, et l’éphémère Etat kurde dans des conditions dramatiques et l’Arménie dépecée entre la Turquie et l’URSS en dépit des promesses consécutives au génocide de 1915 et du soutien français. La Turquie récupère toute sa côte méditerranéenne. Des transferts massifs de populations à composante ethnique et religieuse accompagnés de milliers de victimes et de drames humains touchent grecs, arméniens en quelques mois ! Smyrne devient Izmir. En 1925 les Anglais transforment Chypre qu’ils occupaient depuis 1878 en colonie de la Couronne. La grande base qu’ils y développent est toujours entre leurs mains !!
Comme en Europe la mosaïque des nouvelles entités fabrique des minorités qui deviendront peu à peu autant des bombes à retardement. Au Libanm la France installera en principe même de gouvernement, la répartition à la fois confessionnelle et minoritaire des pouvoirs. Vieux réflexe. N’oublions pas qu’au XIXe les Puissances Européennes, la France en particulier mais aussi la Russie, ont fondé leur politique levantine sur la protection des minorités chrétiennes dans l’Empire ottoman. Au début des années 1920 la Turquie a perdu toutes celles qu’elle dominait en Europe et s’est, soit débarrassée, de quelle manière violente, de celles qui vivaient sur son territoire, soit les a partagées avec ses voisins, au sud Syrie puis Irak, au nord, URSS, à l’est la Perse qui deviendra l’Iran. Mais elle est devenue une République laïque, moderniste ultra nationaliste qui a fini par faire plier les Puissances. Autant l’Empire ottoman n’avait pas réussi entre 1914-1918 à déclencher le Djihad, autant Atatürk en 1923 devient dans le Levant et au-delà, en Perse en particulier avec Reza Pahlavi, un symbole de résistance, le créateur d’une nouvelle nation sur les débris d’un vieil Empire ce que personne n’avait prévu. Je dirai presque qu’il s’agit de la quatrième nation, en tout cas une quatrième dimension fabriquée à la fois par les Traités, le rejet de la défaite, le sentiment national, l’identité ethnique. Dans le cas turc, l’Islam discrédité par la faillite des Osmanlis passe au second plan mais demeure dans l’Anatolie profonde un soubassement incontournable. Retenons cependant au passage que cette nation très jeune se comporte avec la brutalité d’une vieille puissance sûre de son pouvoir.
Malgré ce long détour diplomatique, nous n’avons pas vraiment quitté l’Afrique du Nord. Contrairement à l’apparence le Levant nous en rapproche. La France se trouve en effet après la Première Guerre mondiale aux commandes d’un continuum arabo-musulman élargi à l’espace syro-libanais et dans une position d’influence inégalée, politique, économique, culturelle. Le rêve de Bonaparte a pris corps. L’école orientaliste française domine les études arabes, son archéologie rayonne jusqu’en Perse. Les lycées et les ordres religieux enseignants commencent à former toute l’élite de cet arc exceptionnel de Tanger à Téhéran et Kaboul. Le Caire est une capitale francophone.
Comment va-t-elle gérer cette nouvelle donne ? Comme toujours en faisant le contraire des Britanniques. Ces derniers confrontés à la montée du sentiment national dans leurs zone d’influence avec des émeutes très violentes au Caire (1919) une insurrection sanglante en Mésopotamie en octobre 1920, négocient avec les émeutiers après les avoir sortis de prison-Zaghloul en Egypte et inventent des Etats, des dynasties ad hoc avec lesquelles ils s’empressent de conclure des accords leur garantissant l’essentiel de leurs intérêts stratégiques et pétroliers. Indépendance plutôt théorique mais qui détourne et atténue l’impétuosité de la vague nationaliste. L’Egypte en 1922, l’Irak, un Royaume sous mandat en 1922, indépendant en 1932. La Transjordanie zone tampon restera englobée jusqu’en 1946 dans le mandat Sui Generis accordé à la Grande-Bretagne sur la Palestine en raison de la difficulté de gérer l’inextricable complexité du destin judéo-palestinien, conséquence immédiate de la déclaration Balfour. En fait ils sont dans la lettre sinon dans l’esprit du mandat. Rapprochons cette vision et cette évolution de la constitution du Commonwealth et du grand mouvement des Dominions entamé avant 1914 que W. Churchill étendra plus ou moins au monde arabe lors de la Conférence du Caire en 1921 alors qu’il avait quand même plutôt l’esprit impérial, du moins en politique plus qu’en économie. Souvenons-nous qu’il avait traité Ghandi de « Fakir nu » !
La France est dans une situation comparable en Syrie et au Liban soumis à une agitation nationaliste permanente, même violente – révolte Druze – dont les ferments se transportent vers le Couchant du monde arabe. Sans ignorer que la Méditerranée est une caisse de résonance, la politique française sépare sa vision maghrébine et sa vision orientale. Les mêmes causes ne sauraient produire les mêmes effets. D’un côté un pré carré, de l’autre une zone d’influence nouvelle. La France accède enfin au contrôle direct de cet Orient mythique qui a tant pesé sur son histoire. Elle y ajoute des intérêts pétroliers nouveaux et substantiels sur les champs irakiens. En fait la rivalité avec l’Angleterre perdure et il faut rester au plus près de la Turquie à laquelle elle cédera en 1938 le Sandjak d’Alexandrette (Antioche) à l’extrême fureur des nationalistes syriens. Le Proche-Orient reste un pion important sur l’échiquier diplomatique français alors que l’Afrique du Nord reste enfermée dans une perspective strictement nationale
S’il y a bien dans la politique française une volonté d’éviter une contagion entre les deux bassins de la Méditerranée force est de constater que dans un cas comme dans l’autre l’initiative se fige ou se ralentit. Refus d’accélérer la fin des mandats, alors que la logique du mandat de classe A Syrie/Irak est la conduite vers l’indépendance, difficulté à concevoir les évolutions internes de l’Afrique du Nord malgré les signaux répétés.
Je crois qu’il faut laisser aux historiens et le soin d’analyser les mouvements qui naissent alors en Afrique du Nord, – que sont- ils que disent-ils ? – mais surtout la signification du moment où ils émergent et son impact sur la mémoire/histoire, c’est-à-dire la lecture scientifique et sa mise en perspective aujourd’hui. Il y a une histoire établie de l’Etoile nord-africaine, de ses relations compliquées avec le communisme militant de l’époque, des prises de positions de M. Ferhat Abbas entre les deux guerres mondiales, de la naissance du mouvement des Oulémas avec la formule célèbre du Cheikh Ben Badis : « L’Algérie ma patrie, l’Islam ma religion, L’arabe ma langue » du grand passeur d’idées entre Levant et Maghreb que fût Chékib Arslan. Mais cette histoire où l’on peut trouver les fondements des nationalismes algérien, marocain, tunisien n’a probablement pas la même signification, la même épaisseur de nos jours pour les nations indépendantes qu’elle concerne au premier chef. Et puis quel degré exact de contestation, quel degré exact même de pertinence politique et populaire recouvre- t-elle dans les sociétés du Maghreb et dans le climat de glorification impériale et coloniale des années 20 et 30 ? C’est un sujet considérable que par définition la Fondation ne peut traiter. Ce n’est pas son rôle. Mais elle doit faciliter en toute liberté recherches et démarches universitaires sur des sujets de cette envergure et les mémoires nationales ou coloniales. Les deux appartiennent à une histoire au fond inextricablement partagée mais considérablement divergente.
Les quelques éléments factuels qui viennent d’être rappelés ne pouvaient en effet rentrer dans le détail des Traités, des revendications, des politiques menées au Proche-Orient ou au Maghreb.
Au Maghreb en particulier s’établit même un cours nouveau. Pour la France la spécificité algérienne tend à englober peu à peu le Maroc et la Tunisie, à gommer les différences des Protectorats, à en affaiblir le principe constitutif. Tendance à laquelle Lyautey s’opposera, notamment dans la fameuse circulaire de novembre 1920 dite du « coup de barre » dans laquelle il préconise en substance un changement radical de notre politique en raison de la transformation du monde et en particulier du monde musulman. J’en retiens cette analyse prémonitoire. « Si pendant des siècles, la xénophobie du Maghreb, son esprit d’indépendance jalouse ont établi une cloison étanche entre lui et le reste du monde et l’ont maintenu figé dans une forme théocratique immuable, ces temps sont passés. Les succès des Bolcheviks, leur approche de Constantinople, du Levant, le contrecoup qui va s’en produire en Islam, les proclamations d’indépendance en Egypte, en Tripolitaine sont des évènements mondiaux qui vont créer demain une situation nouvelle. Il ne faut pas se laisser surprendre. La Tunisie et l’Algérie sont déjà profondément remuées. Il serait inexcusable de s’endormir au Maroc et d’imaginer qu’on pourra longtemps éviter le contrecoup de tels événements ».
Ce qui se passe alors en réponse est plutôt la montée de la glorification, une sorte de parachèvement du parcours colonisateur-civilisateur, comme deuxième pilier de la victoire de 1918... Le rapport « Illusions/Désillusions » est donc beaucoup plus complexe qu’il n’apparait. Nous ne pouvons en traiter tous les aspects et surtout trancher sur le sens qu’il convient de lui donner. Cependant j’espère que les contributions que vous entendrez aujourd’hui permettront de jalonner votre réflexion. Ce serait déjà un résultat positif pour notre Fondation. Retenons cependant de l’exemple turc que les Empires vivent comme fédérateurs de peuples, et meurent lorsque ces peuples deviennent des nations.
Frédéric GRASSET
Président de la FM-GACMT
FM-GACMT 2014 (texte extrait des actes de la Journée d'études du 15 octobre 2014)
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