HARKIS : L’État et la question « harki » depuis 1975
Intervenant à titre personnel sur ce sujet, non pas comme un représentant du gouvernement actuel mais en tant qu’expert, je ne prendrai pas parti et essaierai d’exposer le plus clairement possible quelles ont été les mesures prises envers les harkis et dans quelles circonstances ; et tenterai de voir si la question « harki » pose problème dans les relations franco-algériennes aujourd'hui.
Pourquoi 1975 ?
1975 est l’année à laquelle des mesures spécifiques ont été mises en place pour les harkis. En effet, jusqu’en 1975, régnait un silence à peu près total sur leur situation.
Quand les harkis ont pu rentrer en France – enfin ceux qui ont pu rentrer – ces derniers sont passés pour la plupart d'entre eux (98-99%) par des camps, alors considérés comme des camps de transit. Étant à la période des Trente Glorieuses, pour un certain nombre de harkis, envoyés rapidement vers des zones d'emplois, la moyenne de résidence dans ces camps n’excéda pas les six mois. Le Nord étant alors une zone de plein emploi, de nombreux harkis s’y installèrent. On y trouve encore aujourd’hui de nombreux harkis et enfants de harkis. Il en est de même en Franche-Comté et dans toutes les zones fortement industrielles de l'époque.
Il existait cependant des camps qui se sont peu à peu figés, les harkis y résidant ne trouvant pas facilement des emplois. Ces derniers se virent alors contraints de continuer à vivre avec leur famille dans ces camps, ou autour, dans des hameaux de forestage retirés et exclus de la société française. Ce sont d’ailleurs de ces camps que sont partis les premiers mouvements qui poussèrent les pouvoirs publics à prendre des dispositifs particuliers. Comme certains des ministres l’ont exprimé : il fallait prendre des mesures à ce moment-là, des mesures particulières et nécessaires.
Ces mesures sont de plusieurs ordres. Ce sont des mesures d'indemnisation générale, des mesures d'insertion politique, des mesures d'insertion économique et sociale, mais aussi des mesures de mémoire et de reconnaissance – certainement trop tardives…
Les mesures d’indemnisation
Que veut dire « indemnisation » pour les harkis ? Les harkis avaient-ils des biens indemnisables ? Avaient-ils du patrimoine, des actes notariés indiquant qu’ils étaient propriétaires d'un immeuble ou bien de « x » hectares etc. ? La plupart des harkis ne pouvaient pas ou n'avaient pas la possibilité d'apporter des éléments de preuve pour être indemnisés au titre des lois d'indemnisation qui avaient été prises pour les pieds-noirs. C'est la raison pour laquelle les harkis ont bénéficié de mesures d'indemnisation, appelées par la suite « allocation de reconnaissance », qui ont une connotation un peu différente. Cela consistait en une somme qui leur était allouée, non pas réellement pour indemniser des biens perdus (un troupeau de chèvres par exemple ou quelques lopins de terre) mais plutôt pour les indemniser de la perte d'un territoire qui était le leur, les indemniser des souffrances qu'ils avaient dû subir lors de leur rapatriement car il faut le rappeler le rapatriement des harkis n'avait pas été voulu par le gouvernement français. Avant que les choses ne se mettent en place dans la précipitation, certains harkis sont rentrés par leurs propres moyens tandis que d'autres sont rentrés avec l'aide d'officiers désobéissant aux ordres.
Ensuite, cette indemnisation devait répondre aux difficultés d’implantation dans le tissu économique et social français. Les harkis rencontraient en effet de nombreux problèmes de langue, de coutumes et de comportements. Ces indemnisations étaient alors destinées à les aider à s'intégrer dans la société française et n'ont jamais été considérées comme une indemnisation de biens.
Il y eut plusieurs types de lois. Il y a deux lois à mettre en avant tout d’abord : les lois de 1982 et de 1999. Avec elles, il s’agissait plutôt d’une indemnisation sociale parce qu'elles étaient soumises à condition de ressources. Si le chef de famille ne gagnait pas deux fois le Smic, il bénéficiait de la loi de 82 des « meubles meublant » ou alors, en 99, il bénéficiait de la rente viagère qui a été mise en place à ce moment-là par le gouvernement de Monsieur Jospin. Mais elle était toujours soumise à condition de ressources. Par exemple, les harkis qui étaient en Allemagne, qui avaient intégré la Première Armée française, ne bénéficiaient pas de cette mesure parce que c'était une mesure sociale et qu’elle était limitée au territoire national. Donc, la moitié seulement des harkis ont bénéficié de la loi de 99 et presque la totalité de la loi de 82. Mais la loi de 82, elle, n'était pas faite que pour les harkis, elle était faite pour tous les rapatriés qui n'avaient pu présenter de certificat d'indemnisation.
Deux autres lois, plus importantes encore, commencent à rapprocher les critères d'indemnisation et de reconnaissance. Il s’agit tout d’abord de la première loi de 87 – article 9 – qui octroyait aux harkis ou à leurs veuves ou à leurs enfants, si les parents étaient morts, une allocation forfaitaire de 60 000 francs. Le gouvernement de l'époque voulait réparer les handicaps engendrés par leur situation et aider ainsi les harkis à une meilleure insertion. La loi de 94 (dite loi Romani), quant à elle, est une allocation complémentaire (de 110 000 francs à l'époque) à l'allocation forfaitaire et qui signifie : la France reconnaît les souffrances subies par les anciens membres des formations supplétives et assimilées. Il y a donc avec cette loi une reconnaissance morale. Le gouvernement français n’indemnise alors pas seulement des biens mais autre chose de bien plus profond.
Et puis, il y a ensuite deux autres lois tout aussi importantes : la loi qui institue l'allocation de reconnaissance au 1er janvier 2003 et la loi du 23 février 2005 (dite loi Mekachera) qui diversifie les possibilités offertes aux harkis de bénéficier de l'allocation de reconnaissance. Ce sont des lois qui ne sont pas soumises à condition de ressources, il y a une indemnisation de la totalité de la population harkie. De plus, l'indemnité est indexée sur l'évolution du coût de la vie et elle est généralisée. La loi 2005 améliore encore ce dispositif en offrant au chef de famille le choix entre un capital, un mélange capital et de rente indexée sur le coût de la vie, ou, encore d'une simple rente, plus importante bien entendu, également indexée sur l'évolution du coût de la vie et tout cela hors impôts…
Aujourd'hui, si l’on compare avec la retraite du combattant qui est à peu près de 1 000€/an, l'allocation de reconnaissance, pour quelqu'un qui n'a pas choisi le capital, c'est plus de 3 300€/an qui s'ajoute à la retraite du combattant. Ce n'est pas l'indemnisation d'un bien, c'est autre chose, cela va au-delà. C'est-à-dire que les souffrances et les douleurs sont aussi comprises dans ce type d'indemnisation.
Il y a une petite évolution jurisprudentielle qui s'est manifestée, d'abord sur le critère de nationalité et ensuite sur le problème des harkis de statut civil de droit commun. Et c'est là que je vais vous donner mon avis personnel et ce n'est pas obligatoirement la position du gouvernement.
J'étais aux affaires quand le Conseil d'État a dû rendre deux jugements en 2007, dont un sur la nationalité. Le Conseil d'État avait été saisi, à la demande de l'association Harki et Vérité, pour faire tomber à la fois le critère de nationalité – qu'on soit Français ou Algérien ça n'a pas d'importance – et le critère de résidence en France –qu'on vive en France ou en Algérie ça n'a pas d'importance. Le gouvernement a gagné sur le deuxième critère, il faut résider en France, il faut avoir été obligé de quitter l'Algérie, il faut avoir perdu ses racines, perdu sa culture pour pouvoir bénéficier de cette indemnisation. Mais, du fait de l'évolution jurisprudentielle européenne le critère de nationalité a sauté. J'ai appliqué bien sûr tout de suite, dès 2007, la décision du Conseil d'Etat. J'ai même pris une directive à l'époque pour dire : les harkis qui sont rentrés avant 1973, qui résident en France de façon continue, même s'ils sont Algériens aujourd'hui, doivent bénéficier de l'allocation de reconnaissance s’ils la demandent. Mais cela m'a quelque part gêné parce qu'on est dans un système où quelqu'un peut avoir toute sa famille en Algérie et n'être venu que pour des raisons économiques, puisque pour bénéficier de l'allocation de reconnaissance, il faut seulement avoir été trois mois dans une harka entre 1954 et 1962. Ses racines ne sont pas tombées, l'économie de sa vie peut être encore là-bas et il bénéficie de la même reconnaissance que quelqu'un qui a été obligé, contre son gré, de tout abandonner.
À la même époque, en 2007, il y a eu aussi une nouvelle distinction faite par deux arrêts. En effet, le Conseil d'État dit qu’il devait y avoir une différence entre les harkis de statut civil de droit commun et ceux de statuts civils de droit local. Les harkis « arabo-berbères musulmans » devaient bénéficier de l'allocation de reconnaissance alors que les harkis « européens », même si je n'aime pas ce terme, ne le pouvaient pas.
Il faut bien se rendre compte que les harkis « européens » ont posé la question au Parlement en 1989, en 1994, en 2005 et, qu’à chaque fois, les députés ont pris, quelle que soit la couleur de la majorité de l'époque, une position disant : cette reconnaissance n’est due qu’à ceux qui ont rompu tous leurs liens et abandonné leur culture, leur histoire et qui ont été, malgré eux, obligés de rentrer en France.
Par ces propos, je veux montrer qu’il ne s’agissait pas d’une indemnisation juste de patrimoine. Bien sûr, il y avait aussi des assimilés qui avaient des biens pour lesquels ils pouvaient prouver qu'ils étaient propriétaires et ils ont bien bénéficié des lois d'indemnisation, comme tous les rapatriés. Parce qu'un harki, ne l’oublions pas, est d'abord un rapatrié. Tous les dispositifs rapatriés s'appliquent aux harkis sans exception en plus des mesures particulières.
Une politique d'insertion économique et sociale
Dans le Sud de la France, beaucoup de harkis ont été dirigés vers l'ONF et ont participé à l'amélioration des forêts en région PACA, par exemple. Malheureusement, leur situation sociale n’a pas été facilitée pour autant. En effet, ces derniers ont vécu ensemble, dans des hameaux de forestage au milieu des forêts, sans réel contact avec la population "indigène" française.
Nombreux harkis ont aussi été orientés vers Sochaux, pour Peugeot, en Île de France pour Renault, ou encore dans le Nord toujours pour répondre à ce besoin de main d'œuvre. En pleine période des Trente Glorieuses, le travail ne manquait pas comme aujourd’hui... C'est donc la politique qui était alors menée à l'égard de l'emploi. Cette politique spécifique s'est développée en 1975 et a été affirmée aussi par la loi Romani de 1994, vingt ans plus tard.
Furent aussi pris des dispositifs étonnants souvent aberrants. Ainsi, un employeur qui embauchait un harki se trouvait gratifié d'une somme d'argent. On donnait 50% de cette somme à l'embauche et 50% un an après quand son contrat passait d’un CDD à un CDI. Vous imaginez bien que dès que le contrat était transformé en CDI il n'y avait plus de contraintes pour l'employeur. Il y avait aussi des sommes qui étaient allouées à des personnes qui hébergeaient des harkis en recherche d’un travail, c'était une aide au logement.
Au moment de la loi Romani, des mesures ont de même été mises en place, de façon législative, pour le logement. En effet, une aide à l'acquisition d’un logement – de 12 000€ à peu près – couplée à l'allocation complémentaire qui était attribuée dans le cadre de la même loi constituait un apport en capital permettant à un harki d'acquérir une propriété. Ainsi, et c’est statistiquement vrai, les harkis sont en moyenne plus propriétaires que la moyenne des Français mais cela concerne plutôt les zones rurales. En zone urbaine, en Île-de-France notamment, je suis certain que les harkis doivent être moins propriétaires que les résidents autochtones. Il y a eu aussi de nombreuses aides à l'amélioration de l'habitat, qui, je crois, ont été très profitables à de nombreuses familles de harkis.
Il y a eu aussi des aides pour le désendettement des harkis. En effet les banques faisaient très volontiers aux harkis – étant donné le capital assez substantiel qu’ils pouvaient apporter avec leurs aides – des prêts avec un taux à remboursement différé. Ainsi, quand ils empruntaient à 60 ans à remboursement différé, lorsqu’ils arrivaient en retraite ces derniers se rendaient compte que leurs revenus diminuaient considérablement et se retrouvaient alors dans des situations catastrophiques les obligeant à rendre la propriété qu'ils avaient acquise. Face à ce constat, le gouvernement a mis en place en 1996 un dispositif, géré par la Banque de France, qui a très bien fonctionné au sein d'une petite commission qui permettait de désendetter, au niveau local, les harkis qui avaient des endettements immobiliers. Cet effort sur l'immobilier et sur l'emploi, dans tous les gouvernements où j'ai travaillé, a toujours tendu vers la volonté de revenir au droit commun. Et Roger Romani me le disait souvent, si ces mesures spécifiques ont été utiles, il faut retourner au droit commun. Et ce retour au droit commun, j'y ai participé d'une façon importante, on a fait en sorte que tous les dispositifs de droit commun dans le secteur marchand, dans le secteur de la fonction publique, soient accessibles aux enfants de harkis sous la seule condition d'être enfant de harki.
Je vais prendre deux exemples les plus significatifs : un enfant de harki n'est pas handicapé mais un enfant de harki peut bénéficier du 6% handicap parce qu’un pupille de la nation, dont les parents sont morts pour la France, peut bénéficier du 6% handicap. Je vais prendre la loi de 2009, pourquoi les emplois réservés ? Les emplois réservés ne sont pas exclusivement faits pour les enfants de harkis, ils ont été créés pendant la Première Guerre mondiale pour venir en aide aux veuves des soldats et aux pupilles de la nation. Les enfants de harkis sont « publiquement considérés comme pupilles de la nation » ou enfants de victimes de guerre pour les emplois réservés. Donc, ils bénéficient d'un accès au poste de catégorie B et C des trois fonctions publiques, sous la seule condition d'être enfant de harki. Aujourd'hui, c'est le droit commun, tout le droit commun, la totalité du droit commun. Par exemple, l'aide à la création d'entreprise, il faut être chômeur de longue durée normalement et il faut être dans une zone sensible pour en bénéficier. Si vous êtes enfant de harki et que vous n'êtes pas chômeur de longue durée, ni dans une zone sensible, vous pouvez quand même en bénéficier. C'est un droit connu, c'est un droit géré par les organismes connus et c'est un droit qui s'applique à tous les enfants de harkis qui en font la demande. On est revenu au droit commun, tout le droit commun et le droit commun couvre aussi la fonction publique, aussi le secteur aidé et aussi le secteur marchand. Et ça c'est le seul compliment que je m'octroierai, les résultats, que nous avons souhaité obtenir, qui étaient de mettre les enfants de harkis au même niveau d'emploi dans le département que la moyenne départementale, ont été dépassés.
D'une façon générale, tout ce qui est bourse scolaire, bourse universitaire, aide à la formation ce sont des aides complémentaires, des aides de droit commun qui leur sont octroyées. Par exemple si un enfant de harki est boursier, il a en plus une bourse complémentaire. Pour les formations professionnelles, celles qui ne sont pas prises en charge par le Pôle emploi peuvent être prises en charge par la mission interministérielle aux rapatriés, à hauteur de 90% de la dépense, c'est tout de même considérable.
Une reconnaissance tardive
Il est regrettable que la politique de reconnaissance ait été si tardive. Il ne sert à rien de donner de l’argent si on ne rend pas la dignité à ceux qui se sont battus pour la France.
Avant 1994, les harkis n'étaient pas considérés comme des anciens combattants, ils étaient des civils qui se battaient pour l'armée française. Ce sont les lois de 1994 et de 2005 qui ont vraiment affirmé la reconnaissance de leur état. Il y a eu aussi le 25 septembre 2001, le président de la République était alors Monsieur Jacques Chirac et le gouvernement, celui de Monsieur Lionel Jospin, avec l'instauration de la journée nationale d'hommage aux harkis. C'est la seule journée nationale d'hommage à une unité combattante en France et qui a été pérennisée en 2003, à l'unanimité de l'Assemblée nationale et du Sénat, pour condamner l'injure et la diffamation en France contre les harkis et les formations supplétives. La loi du 27 février 2012 a fait en sorte que les harkis et formations supplétives soient assimilés à l'institution militaire et aux résistants, et les associations peuvent porter plainte lorsqu'elles considèrent qu'il y a injure et diffamation. Cette loi est tout à fait opérationnelle et d'ailleurs, depuis qu'elle est votée, aucune association n’a contesté son efficacité.
La politique de mémoire et de reconnaissance s’est traduite aussi par l’ouverture des archives et la création de la Fondation pour la Mémoire de la guerre d’Algérie, qui a vu le jour par la loi de 2005, pour traiter cette histoire – ce qu’elle fait aujourd’hui à travers ce colloque. Et je dirais que structurellement cela va s'amplifier avec le fait que la question des harkis sera prise en main directement par l'ONAC (l'Office National des Anciens Combattants).
Enfin, on peut se demander si cela constitue un enjeu dans les relations franco-algériennes. Si je m'adresse à un ambassadeur, il va me dire que ce n'est pas simple. La Fondation a été un petit problème dans les relations franco-algériennes, de même que la loi contre l'injure et la diffamation ou encore – et je peux en parler – la libre circulation… Même si il y a assez peu de cas dénombrés par an, c'est un problème. Surtout pour les personnes qui bénéficient d'un visa et qui se voient stoppées à la frontière malgré ce visa. Quant à la question des « disparus », elle est toujours un problème épineux. C'est vrai que l'Algérie a construit une histoire de la guerre d'Algérie qui n'est pas tout à fait la même que celle qui est vue du côté de la France. On a une opposition qui fait que dans les relations franco-algériennes, cette histoire, la façon de la raconter, la façon de la vivre et la façon de parler de sa nation poseront toujours problème. Et c'est là que le rôle de la Fondation réside : celui d'apaiser.
Par Renaud BACHY
Président de la Mission Interministérielle aux Rapatriés et Directeur Général de l’Agence pour l’Indemnisation des Français d’Outre-Mer
Texte de l'intervention faite au Colloque : Les Harkis, des mémoires à l'histoire, organisé par la FMGACMT les 29 et 30 septembre 2013.
Nota : ce texte correspond à l’enregistrement de l’intervention orale
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