Pierre Bonjean : Une famille à Oran
Intervention au colloque du 26 mai 2023
C’est pour moi un grand honneur et un grand plaisir de raconter les vingt années que j’ai passées à Oran de 1941 à 1961. Ce récit est construit à partir de mon vécu et de quelques souvenirs rapportés par la tradition orale familiale de mes parents et grands-parents sur la période de 112 ans allant de 1850 à 1962. Après une courte présentation de mes ancêtres, je décrirai quelques tranches de vie propres aux coutumes oranaises, et ma perception de la société dans laquelle je vivais. Je terminerai par le maelstrom de la fin de mon Algérie française.
Armoiries de la ville d'Oran
Comment sommes-nous arrivés "là-bas" ?
De 1850 à 1962 ma famille s’enracine sur cinq générations en Oranie et à Alger.
J’ai pu identifier et retrouver des éléments d’état civil de quatre de mes trisaïeux arrivés à Oran. Le premier, parisien, a probablement fait partie de l’un des 17 convois assurant la « Transportation des Insurgés de 1848 », créés par le décret du 19 septembre 1848. 12 000 personnes ont ainsi été déplacés vers la colonie. Un deuxième est arrivé d’Espagne en 1850 mais je n’ai pas pu trouver d’éléments précis le concernant.
Entre 1851 et 1852 deux femmes au destin parallèle arrivent à Oran, toutes les deux couturières et mères célibataires.
- Rose Aurélie Deltrieux, trisaïeule maternelle est parisienne et fille de charbonnier et l’album de photos familial nous a laissé son portrait.
- Marie Bone, trisaïeule paternelle, Arlésienne, arrive à Oran dans la même période et nous avons aussi trouvé sa photo.
Rose Aurélie
Marie
Peut-être ont-elles voulu fuir la pauvreté et la difficulté de leur statut de femme seule. L’expatriation leur offrait une nouvelle vie ! Vingt ans plus tard, ayant opté pour la nationalité française à l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine, nos deux bisaïeux paternels arrivent à Sidi-Bel-Abbès en 1872. Louis Bonjean, employé des domaines venait de Guénange en Lorraine et Emile Pfister, préparateur en pharmacie, venait de Strasbourg en Alsace.
Les enfants de ces pionniers sont mes grands-parents. Sur la carte ci-dessous les flèches verte, orange et rouge illustrent leur chemin parmi tous les flux migratoires (flèches noires) du 19ème siècle ayant contribué au peuplement de l’Algérie.
Mes grands parents
Mes grands-parents paternels Louis Bonjean et Marie Louise Pfister se sont mariés à Sidi Bel Abbès le 12/11/1910. Lui, employé en quincaillerie, est mort pour la France le 23 septembre 1914 à Crouy-sur-Ourcq dans l’Aisne. Sa veuve, comptable dans la même quincaillerie se retrouve à 29 ans, seule avec deux enfants (mon père et sa sœur) et enceinte du troisième. A 60 ans elle se rapprochera alors du reste de la famille et s’installera à Oran. Mes grands-parents maternels Louis Deltrieux et Marie Condemine se marient à Aïn-Temouchent le 28/07/1906. Il est imprimeur, elle, sans profession. Elle décède en 1925.
Après un deuxième mariage avec Emilienne Vermot-Desroches mon grand-père part à Alger où il ouvre un commerce (tabacs, journaux). Il a pris part à toute la guerre 14 / 18. Après les combats d’Artois il rejoint le front d’Orient en 1915. Il a été démobilisé avec une blessure qui l'a fait boiter toute sa vie (je l'ai toujours connu avec une canne).
Les combattants d’Algérie pendant la grande guerre : pendant le conflit on dénombre243 000 soldats (4 régiments de marche de zouaves et 3 régiments de tirailleurs) mobilisés en Algérie dont 170 000 indigènes. La contribution des communautés est en proportion des populations.
Le comportement des zouaves et des tirailleurs au combat a été remarquable. Ces régiments participent à tous les grands combats du front du Nord Est jusqu’en Orient. 38 000 de ces combattants, dont 26 000 indigènes meurent pour la France (Source : Jacques Frémeaux).
Ma cellule familiale et notre périmètre de vie
Mon père, né à Sidi Bel Abbès en 1912, est adjoint technique des Ponts et Chaussées (cadre B), et ma mère, née à Aïn-Témouchent en 1911, est femme au foyer. Ils se marient en janvier 1935. Nous sommes quatre enfants, nés entre 1935 et 1945. En 1939 mon père est mobilisé en Tunisie où il rencontre celui qui sera son meilleur ami, propriétaire d’une exploitation agricole à Tlemcen. Renvoyé dans ses foyers le 5 août 1940, il est réintégré au Service de la Colonisation et de l’Hydraulique à Oran.
Autour de nous vit un cercle familial important (oncles, tantes, cousins...). Tous habitent près les uns des autres. A cette époque les logements sont rares et, dès qu’une opportunité se présente, on en fait profiter ceux qui cherchent à se loger. C’est ainsi que nous nous retrouvons dans un même immeuble avec les familles de deux oncles de mon père. Cette proximité facilite les échanges et provoque de nombreux moments partagés ; c’est un puissant aimant pour ceux de la famille qui résident dans d’autres quartiers de la ville. Nous partageons ainsi sans protocole tous nos moments de fête et de peines.
Un horizon limité ?
Un zoom sur la bulle bleue de la carte montre la zone d’une centaine de km de long sur 70 km de large où nous avons vécu au gré des affectations de mon père. D’abord à Sidi Bel Abbès, toute la famille s’installe à Oran en 1938. Après deux ans à Perrégaux de septembre 1949 à septembre 1951, retour à Oran jusqu’à 1962.
On peut se demander pourquoi nous n’avons pas connu les grands espaces de notre pays natal.Comme la majorité des pieds noirs, nous n’avons jamais visité le Sahara ni même les départements d’Alger et Constantine. Notre grand-père maternel et nos cousins habitaient Alger, pourtant nous n’y sommes jamais allés en famille. Dans les années 50 un train, magnifique,« l’Inox » fleuron des Chemins de Fer d’Algérie, jumeau du Mistral qui roulait en France, permettait de parcourir les 425 kilomètres d’Oran à Alger en cinq heures. Mais le voyage n’était ni dans les habitudes ni dans les moyens des familles.
Bien que mon père ait possédé une voiture, en dehors des courts déplacements locaux, l’un des rares voyages que nous faisions était d’aller rendre visite à son ami à Tlemcen. J’ai eu la chance de passer quelques vacances chez ces amis et je me souviens avec émotion et émerveillement des moments vécus dans cette ferme où j’ai découvert la vie à la campagne rythmée par le cycle du soleil et le travail dans les champs… J’ai pu aussi, voir l’habitat sommaire de la population arabe dans les douars. A mes yeux d’enfant tout cela me paraissait normal….
Quelles conditions de vie ?
A ma naissance en 1941 ma famille occupe un logement de trois pièces dont deux chambres. Je partage une chambre avec mes deux sœurs aînées et, quatre ans plus tard, mon petit frère viendra enrichir cette joyeuse nichée. Le confort était relatif puisque, nous disposions d’une salle d’eau avec un lavabo et les toilettes dans l’appartement, mais nous n’avions ni eau chaude ni chauffage. Jusqu’en juillet 1952 l’eau des robinets était saumâtre à Oran. Les vendeurs d’eau douce, des chibanis (vieux) arabes tout ridés, passaient dans les rues à grands renforts de cris et de tintements de cloches dans le grincement de leurs charrettes.
Les « grands » descendaient remplir de grands récipients du précieux liquide ! Cette eau, était destinée en priorité à la cuisine. La grande toilette des plus jeunes se pratiquait avec l’aide de notre mère qui versait une bassine d’eau chauffée à la cuisine dans un « tub » (bassin en zinc). L’hiver, une flambée d’alcool réchauffait la pièce. L’eau douce servait à nous rincer. Les mères étaient économes car l’eau douce servait également à laver et rincer le linge lors des lessives effectuées sur la terrasse de l’immeuble. Elles utilisaient les mêmes tubs que pour la toilette, et faisaient chauffer l’eau sur des réchauds. A cette époque le savon était rare et remplacé ou associé au sapindus (noix de lavage). Le linge était étendu au soleil sur de grands étendoirs en fil de fer. La lessive était un moment de convivialité pendant lequel mères et enfants partageaient leur bonne humeur. On peut se rendre compte combien, à cette époque, nous étions loin du confort actuel ! L’arrivée de l’eau douce à Oran mérite quelques mots.
En 1932 l’abbé Lambert, sulfureux prêtre défroqué arborant quand même soutane et casque colonial est conseiller général d’Oran. Il se prétend sourcier et, briguant la mairie d’Oran fait la promesse aux Oranais de leur donner l’eau douce. Élu en 1934 il obtient des services de l’Hydraulique d’adapter le projet du barrage de Béni-Bahdel (environ 30 km au Sud-Ouest de Tlemcen), prévu à l’origine pour une capacité de 63 millions de m3 et une muraille de 47 mètres de hauteur. Les travaux démarrent rapidement. Ils durent dix ans et la mise en eau s’effectue en 1944. La muraille mesure alors 54 mètres et la capacité a été portée à 73 millions de m3. Il reste alors 170 km de canalisations à construire et l’eau douce coule dans les robinets d’Oran le 19 juillet 1952. Henri Fouques-Duparc, alors maire d’Oran, offrit au cours d’une immense fête, la première anisette à l’eau douce à des centaines d’Oranais enchantés !
La vie était d’une grande simplicité sous l’autorité du pater familias et l’activité inlassable de la « mère à la maison ». La convivialité n’était pas un vain mot et nombreuses étaient les occasions de la vivre. Pour le jour de l’an nous allions souhaiter la bonne année aux plus anciens qui glissaient une petite pièce dans les mains des plus jeunes ; les baptêmes, les anniversaires, les communions nous rassemblaient dans de joyeuses célébrations.
Dans ma famille et notre groupe d’amis, bien que peu pratiquants, les parents inscrivent leurs enfants au catéchisme. Après la communion et ses beaux atours, la pratique s’estompe peu à peu pour la plupart d’entre eux.
Le jour de la communion
La tradition voulait qu’à Pâques la forêt de M’Silah (à 30 km à l’ouest d’Oran) soit un des points de rassemblement des familles et amis. A l’issue d’un joyeux pique-nique, tout ce petit monde dégustait la mouna, spécialité locale incontournable. Pour la fête de l’ascension une grande foule marchait depuis le pied de la montagne de Santa Cruz vers la grotte de la vierge pour célébrer le miracle de l’eau. La légende raconte qu’en 1849, alors que sévissait une terrible épidémie de choléra ayant provoqué 1172 victimes, la sécheresse accablait Oran. À la demande du général Pélissier, commandant des forces françaises, l’abbé Suchet, vicaire général d’Alger, installe au sommet de Santa Cruz un petit sanctuaire dédié à la vierge. Une procession y monte le 4 novembre 1849, et la pluie tombe ; l’épidémie s’arrête et on crie au miracle. C’est ainsi qu’est née la tradition de monter à pied à Santa Cruz pour l’ascension et remercier ainsi la vierge miraculeuse.
1949 Départ pour le bled à Perrégaux
Les fins de mois étaient parfois difficiles pour une famille nombreuse où un seul salaire alimentait l’ordinaire . Mon père qui disposait d’une voiture, avait obtenu un poste qui incluait des tournées sur les chantiers. Cela s’appelait « faire la régie » et consistait à apporter à intervalles réguliers, la paie aux ouvriers des Ponts et Chaussées. Cette activité lui valait une rémunération complémentaire. En 1949 il se voit offrir l’opportunité d’une mission plus gratifiante à Perrégaux consistant à superviser, gérer et développer le périmètre hydraulique irriguant la plaine jusqu’à Arzew. Le grand barrage de Bou Hanifia alimente généreusement ce périmètre et mon père était particulièrement fier de ces réalisations qui permettaient de couvrir cette plaine de vergers d’agrumes et de vastes champs d’artichauts…Il parlait souvent, aussi, des travaux du barrage de Beni Bahdel en cours de construction.
Pour nous c’est un important changement car nous découvrons « le bled ». Perrégaux est une petite ville où la vie est agréable, en particulier pour les enfants. A cette époque on y compte environ 28 000 habitants dont le tiers est européen et les deux tiers arabes. Le Service de la Colonisation et de l’Hydraulique est installé à la périphérie de la ville. On trouve dans la même emprise les bureaux, les ateliers, les garages et dépendances diverses et trois maisons individuelles. Mon père bénéficiait d’une de ces maisons où nous découvrons le confort et, en particulier, l’eau chaude et le chauffage pour l’hiver. Mon frère et moi étions alors scolarisés en école maternelle et primaire mais mes sœurs plus âgées étaient internes au collège de Mostaganem en cycle secondaire. Le retour à la pension était parfois un peu difficile le dimanche soir !
La vie de tous les jours est simple, la rencontre de nouveaux camarades facilitée par la proximité. L’un d’eux est fils d’agriculteur et leur ferme est située à quelques centaines de mètres de chez moi. Un autre, fils d’artisan, habite au centre de la ville. Nous nous retrouvons dès la sortie de l’école pour toutes sortes de jeux, de parcours dans les champs alentour. Nous sommes supporters inconditionnels de la PGS (Perrégauloise Gallia Sport) l’équipe de football du village qui participe au championnat d’Oranie avec de beaux succès. L’un de ses joueurs Yvon Giner repéré par l’O.G.C.Nice a fait une belle carrière professionnelle. C’est certainement à cette période qu’est née ma passion pour le football. Avec mes camarades nous jouions dans les champs comme si nous disputions la coupe du monde !
A l’école primaire et au cours complémentaire, comme à Oran, il y a peu d’élèves arabes et, là non plus, cette situation ne nous étonne pas. Le sujet n’est pas abordé, la vie s’écoule, les communautés se côtoient sans heurt dans les activités de la vie quotidienne. L’école mixte Pasteur était fréquentée par de nombreux petits arabes habitant le douar; la scolarité commençait pour eux par une classe d’initiation où on leur enseignait la pratique du français.
A Perrégaux j’ai pu aussi voir une autre réalité :
Le Service de l’Hydraulique était installé dans un espace assez étendu. Un employé arabe d’une trentaine d’années, dont j’ai oublié le prénom, en assurait le gardiennage et m’avait un peu pris sous son aile. Il assumait de nombreuses tâches quotidiennes dont celle de livrer le pain sur les chantiers où exerçaient les ouvriers de l’hydraulique dont un certain nombre d’arabes. Pour cela il disposait d’une charrette à deux roues à laquelle il attelait un âne qui avait son écurie dans l’emprise du service. Cet âne se régalait d’ailleurs des oranges et des citrons qui poussaient le long de l’allée principale. Je profitais de toutes les occasions pour m’approcher de l’âne et un jour, avec l’un de mes bons copains nous avons pu participer à la distribution du pain avec mon « protecteur » et sans aucune autorisation. Nous sommes passés par le douar au-dessus du village. J’ai pu découvrir la grande pauvreté du lieu, et, en particulier, une fontaine commune permettant aux foyers de s’approvisionner en eau potable.
Comme pour l’école, tout cela me paraissait normal. Nous passons deux ans à Perrégaux et, en septembre 1951 mon père rejoint un nouveau poste à Oran. Nous emménageons au Plateau St Michel dans un immeuble neuf bâti pour l’hébergement de quelques familles de fonctionnaires des Ponts et Chaussées.
Comment s’organisait la scolarité ?
En ville comme à la campagne la fréquentation assidue de l’école est incontournable dans la communauté européenne. Chaque commune avait son école primaire et on pouvait suivre tout le parcours scolaire depuis l’école maternelle jusqu’au cours moyen 2, voire au cours supérieur. On préparait ainsi le certificat d’études dans son village ou, au moins, dans la petite ville la plus proche. Les enseignants étaient le plus souvent des français d’Algérie (les écoles normales d’Alger, Oran et Constantine étaient réputées) mais de nombreux instituteurs et professeurs métropolitains ont aussi laissé de beaux souvenirs à leurs élèves !
Les classes accueillaient entre 35 et 45 élèves dans une grande mixité sociale, respectant une discipline, en général de bon aloi, mais que certains maîtres imposaient de façon parfois cuisante… Sur les murs les cartes de géographie nous montraient la FRANCE, ses départements, ses fleuves et ses montagnes mais tout cela restait bien mystérieux pour les écoliers d’Oranie…On étudiait sommairement la géographie de l’Algérie. Comme je l’ai dit à propos de Perrégaux on voit sur les photos qu’à Oran les enfants arabes sont peu nombreux (ils sont six sur cette photo de C.M.2).
Certes la répartition géographique en ville entrait en ligne de compte, mais la scolarisation de ces enfants ne les emmenait pas bien au-delà de l’école primaire. Les quartiers arabes disposaient de quelques écoles primaires qui enseignaient les bases du français aux enfants. Ma sœur aînée a occupé son premier poste d’institutrice à Lamur l’un des quartiers de la communauté arabe d’Oran. La vie des enfants était rythmée par l’école sous le regard bienveillant des mamans avec leur aide quand elles le pouvaient, et le contrôle plus rigoureux des pères en fin de trimestre ! Les écoles étaient toutes proches et j’y suis allé tout seul dès la grande section de l’école maternelle qu’on appelait « la p’tite zile » déformation locale de « l’asile » nom souvent donné à la l’école maternelle.
Ces photos montrent que dans ma classe, si l’école maternelle est mixte il n’y a pas d’enfants arabes. Je suis à ce moment un petit enfant heureux d’être à l’école et le temps des questions n’est pas venu (mais viendra-t-il ?).
Quelle était l’offre scolaire à Oran ?
Les nombreux établissements scolaires accueillant soit des filles soit des garçons offraient une scolarité complète donnant accès au certificat d’études, aux écoles normales et aux collèges et lycées. Les plus connus étaient les lycées Ali Chekkal et Stéphane Gsell pour les filles, Ardaillon et Lamoricière pour les garçons. Filles et garçons pouvaient aussi choisir les lycées techniques. A ces établissements s’ajoutent de nombreux centres d’apprentissage et plusieurs écoles privées ou confessionnelles.
A la fin de l’école primaire l’orientation se faisait entre le cours supérieur, le certificat d’études et un parcours professionnel, ou la poursuite du cursus vers les études secondaires. La voie des écoles normales était très recherchée et c’était, en général le choix des meilleurs élèves ne souhaitant ou ne pouvant pas s’orienter vers le lycée et les études supérieures. Cela voulait dire pour les habitants des campagnes un départ vers la ville et l’internat. Après le baccalauréat pas d’autre choix que de passer des concours d’entrée dans la fonction publique, d’entrer dans la vie active, ou partir à Alger ou en métropole, pour commencer des études universitaires.
En 1957 deux classes préparatoires sont créées au Lycée Lamoricière (hypotaupe et hypokhâgne). En 1959 l’ouverture des classes de taupe et khâgne offre la possibilité de continuer jusqu’aux concours de grandes écoles. La filière scientifique est complétée en 1960 par l’ouverture d’une faculté des sciences. Pour tous, et les nombreux sites de souvenirs en témoignent, toutes ces années ont laissé un souvenir impérissable.
C’est à notre retour de Perrégaux, à la rentrée scolaire de 1951, que je découvre l’école des « grands », en l’occurrence le Lycée Lamoricière en plein cœur d’Oran à une vingtaine de minutes à pied de chez nous.
Le Lycée était un lieu bouillonnant dans lequel les pensionnaires (les potaches) avaient un statut particulier. Ils promenaient leurs blouses noires ou grises à travers les couloirs de classe en classe et se considéraient un peu comme les propriétaires des lieux. J’étais demi-pensionnaire et, peu à peu, je décodai le fonctionnement de ces groupes pour y trouver ma place.
J’ai passé dix ans de ma vie dans les salles de classe de ce vénérable lycée, avec des résultats sinusoïdaux mais sans jamais aucune lassitude. Nombreux sont les professeurs qui m’ont laissé un beau souvenir par la qualité de leur enseignement, leur personnalité, leur faconde ou leur sévérité. Ainsi ce professeur de lettres, monsieur Ducasse métropolitain séduit par Oran, qui nous faisait interpréter une célèbre tirade du Tartuffe « couvrez ce sein….. ». On peut imaginer le succès obtenu par ces répliques célèbres énoncées avec un magnifique accent oranais provoquant les rires sous capes de 40 galopins de seconde.
M. Martin professeur de physique de 1ère, constatait amèrement « monsieur Bonjean, quel dommage que l’été arrive, car vos performances en chimie sont inversement proportionnelles à la hauteur du soleil dans le ciel d’Oran » …et tant d’autres histoires jamais tristes, toujours enrichissantes. J’ai même eu la joie de retrouver à Paris mon inoubliable professeur de Math de terminale Marc Gourion. Ses colères terribles cachaient une bienveillance sans faille. Nous sommes amis aujourd’hui.
Comment parler du lycée sans évoquer l’activité sportive ? Nous jouions pratiquement tous les jours après le repas au réfectoire (vite expédié) des parties de football homérique surtout quand l’équipe des « demi » (demi-pensionnaires) rencontrait l’équipe des potaches. Inutile de dire que nous mettions un certain temps avant d’être très attentifs aux cours de l’après-midi.
Le jeudi nous participions aux compétitions scolaires variées de l’Office du Sport Scolaire et Universitaire, avec une domination du football. Rien au monde ne nous les auraient fait manquer malgré la résistance de certains parents…et grâce au soutien actif de notre professeur de gym Roger Roustouil.
J’ai noué au lycée de solides amitiés qui, 60 ans après, sont toujours vivantes. Sur cette photo de la dernière classe prépa ayant accompli une année scolaire complète (1960/1961) je pourrais vous présenter Jean-Paul, Michel, Marcel, Claude, Pierre…. Notre relation est toujours aussi forte aujourd’hui
En évoquant ces années de lycée, je suis immanquablement projeté vers l’année 1960. Les évènements sont déjà terriblement présents au quotidien (cf. infra) et pourtant grâce à Roger Roustouil, je vais vivre deux séquences inoubliables.
Pâques 1960
L’équipe de foot du lycée, dont je suis le capitaine, va obtenir, grâce à lui, son inscription au IIème Rassemblement International Scolaire de l’École Buissonnière à Nîmes du 3 au 9 avril.
Le tournoi de foot se déroule en deux demi-finales et une finale.
Nous nous qualifions facilement pour la finale où nous devons affronter l’équipe de l’École Buissonnière dans laquelle jouent quelques-uns des espoirs du Nîmes Olympique alors entraîné par un autre Oranais Kader Firoud. Nous avons droit à la cérémonie protocolaire, la Marseillaise, des arbitres officiels et, hélas, un terrain en terre battue un peu caillouteux.
Les jeunes Nîmois, un peu suffisants, ont éprouvé bien des difficultés, après avoir été menés deux fois à la marque, à arracher la victoire. Ils n’ont dû cette victoire qu’à la seule erreur de notre gardien volant (nous le surnommions ainsi en référence au célèbre gardien de but français René Vignal) sorti en pleurs du stade municipal de Nîmes.
Le lendemain le Midi Libre racontait :
Lors de la remise des coupes, le capitaine de l’École Buissonnière m’a offert la coupe en disant que nous la méritions autant qu’eux…Fair-play ! et nous sommes rentrés triomphants au Lycée.
A notre retour de Nîmes, j’ai eu tout juste le temps de me replonger dans mes cours de maths et de physique que Roger Roustouil demande à mes parents s’ils m’autoriseraient à partir à Rome pour assister du 28 août au 6 septembre 1860 aux Jeux Olympiques à Rome !
Le COGEDEP (Association de Cogestion pour les déplacements à but éducatif) offrait à 1225 jeunes dont 105 venant d’Algérie une bourse prenant tout en charge (voyage, hébergement, accès aux compétitions, visites de nombreux sites historiques d’Italie, etc…. Seul l’argent de poche n’était pas prévu !). Le lycée avait obtenu quatre bourses dont deux étaient réservées pour des élèves de la communauté arabe. Hélas les camarades sollicités ne sont pas venus.
L’année scolaire terminée j’ai obtenu un travail d’été à dans les services techniques de la mairie d’Oran et j’ai ainsi pu constituer un petit pécule.
Ainsi nanti de mes précieux sésames je suis parti avec l’autre élu vers l’Italie.
Nous avons passé 10 jours inoubliables assistant à des spectacles sportifs magnifiques dans des ambiances survoltées ; Wilma Rudolf la gazelle noire a battu le record du monde du 100 mètres, les deux Allemagne ont participé avec une équipe réunifiée ! Certes l’équipe de France n’a obtenu que 2 médailles d’argent et trois médailles de bronze mais, pour moi, l’important a été de vivre dans ces groupes venus de partout en France, de rencontrer ces jeunes italiens qui venaient nous attendre à la sortie de notre hébergement pour nous faire découvrir Rome et ses merveilles. Comment oublier les visites, organisées par petits groupes de 15, nous ayant conduit à Florence, Sienne, sa pinacothèque et la place du palio, San Giminiano et ses tours.
Quand j’ai retrouvé Roger Roustouil devenu directeur du CREPS d’Aix en Provence quelques années plus tard, je lui ai à nouveau raconté tout ça et lui ai dit la place qu’il avait eue dans ma vie d’oranais.
Activités et distractions
Mais nous ne faisions pas qu’aller à l’écolle... Nous n’avions pas coutume de nous rendre les uns chez les autres mais nous profitions d’une grande liberté, en toute sécurité, dans les rues et les terrains vagues. Nous nous retrouvions au pied de nos immeubles, pour des jeux qui évoluaient avec nos âges. Nous nous lancions dans des parties effrénées de « binagates » (les billes d’agathe), de pignols (noyaux d’abricots dont il fallait détruire des tas en lançant des noyaux), de tour de France (courses de capsules de sodas sur un parcours du tour de France tracé à la craie sur les trottoirs) … En grandissant nous sommes passés aux engins, en particulier le pitchak, ersatz de balle, fait de bracelets de chambres à air maintenus ensemble par une ficelle
et au « carrico » espèce d’Objet Roulant Non Identifié fabriqué par les plus grands avec des planches et des roulements à billes ! Sur ces engins nous dévalions des portions de rues en pente sans casque ni protection, à l’insu de nos parents, et sans nous vanter….Quelques hématomes spectaculaires trahissaient des chutes douloureuses !
Le temps du lycée est celui de la transformation de l’enfant en adolescent puis en jeune adulte et de la transformation des activités « sociales ».
Les jeux de l’enfance (racontés plus haut) évoluent peu à peu. La ville d’Oran compte de nombreux cinémas, une salle de music-hall hors budget pour la plupart d’entre nous !
Le cinéma « Studio des Jeunes » offrait de beaux dimanche après-midi pour des tarifs plus que raisonnables, et nous regardions de loin les affiches des spectacles et des films du centre-ville.
Pendant l’année scolaire, de temps en temps garçons et filles se retrouvent pour des surprises parties où le rock, le tango et le slow les font rêver….
Le sport garde une place importante dans notre vie tant dans le cadre scolaire que par l’adhésion à des clubs ou à des sociétés sportives. Ces clubs, souvent omnisports, évoquent des quartiers (Jeunesse Sportive de Saint Eugène, Glorieuse Marine Oranaise), des associations (Club Athlétique Liberté d’Oran, Club des Joyeusetés), des groupes d’origine confessionnelle (Union Sportive Musulmane Oranaise), et tout ce petit monde s’affronte régulièrement dans des compétitions de bon niveau (coupe d’AFN par exemple) chacun s’identifiant à ses champions.
Quelques-uns de nos contemporains s’illustrent au niveau national, les plus célèbres étant certainement Alain Gottvallès (futur recordman du monde du 100 mètres nage libre en 1964) et Alain Mimoun champion olympique du marathon à Melbourne en 1956. Au début de la saison cycliste les plus célèbres champions viennent s’affronter sur le difficile circuit du criterium de l’Écho d’Oran. Louison Bobet et Jacques Anquetil nous faisaient vibrer dans ce peloton multicolore. A plusieurs reprises le stade municipal Henri Fouques-Duparc nous offrit une rencontre internationale entre le Stade de Reims et le Real Madrid…et bien d’autres encore.
Et puis il y avait La Plage
Omniprésente tout au long de l’année la plage était notre paradis. Les couleurs du sable et de la mer, les odeurs des genêts, des figuiers et des tamaris nous faisaient rêver en attendant d’y retourner.Tous les moyens étaient bons pour y aller :
En camionnette,
en voiture
en « SOTAC »...
La route, connue par cœur, commençait à la sortie du port de pêche par un premier tunnel de béton et s’élançait vers Mers el Kébir, son tunnel et sa rade. En sortant de Kébir la route s’élevait en quelques virages (l’escargot) vers la corniche jusqu’au Rocher de la Vieille, dernière porte avant la grande baie d’Aïn-el-Turck.
Une fois passé le Rocher de la Vieille, la plage était enfin à portée.
Pendant l’année scolaire rendez-vous était souvent pris le dimanche pour une belle journée à Bouisseville, Albert-Plage ou Paradis-Plage. Les paniers de pique-nique étaient bien garnis et les familles se retrouvaient dans la bonne humeur pour quelques bons moments. Les jeunes organisaient leurs jeux, faisaient quelques bêtises et les parents se retrouvaient invariablement à disputer des parties de pétanque acharnées.
Le soir venu c’était le retour en ville dans un long serpent de véhicules progressant tout doucement, le point d’orgue étant le tunnel de Kébir, dans lequel les klaxons organisaient le tintamarre. A partir du mois de mai nous étions autorisés à prendre nos maillots de bain et les baignades pouvaient commencer. L’impatience grandissait, le dernier trimestre scolaire n’en finissait plus jusqu’à l’arrivée des vacances d’été.
En dehors des années où nous partions « en France » nous passions deux mois à la plage. Selon l’état des finances familiales, pour ceux qui n’avaient pas la chance de posséder un cabanon, nous louions une maison de plage plus ou moins confortable pour un séjour de rêve. Les pères faisaient l’aller-retour chaque jour pour aller « au bureau » et nous rejoignaient le soir ; les mères assuraient l’organisation de la vie.
Le sable était brulant, les couleurs éclatantes, les odeurs délicieuses. Quand les résultats de l’année n’avaient pas été au niveau attendu il fallait s’atteler à quelques fastidieux exercices sous l’œil attentif des mamans.La journée commençait vraiment vers 10h00 du matin en descendant à la plage. Bain, jeux de ballon, embarcations de fortune, tout était bon pour nous retenir de nombreuses heures au bord de l’eau.
Une joyeuse équipe sur le sable
Du volley ? oui mais artistique
Ce n’était pas le radeau de la Méduse mais pas loin...Après le repas la sieste était obligatoire ! Le pensum terminé, nous repartions vers nos jeux et activités diverses dans une liberté totale. Balades, constructions de cabanes, premières cigarettes, tournois de volley, danse en surprise partie ou parfois au « Stand Gasquet », établissement de plein air pas trop onéreux.
La journée se terminait après un dîner rapide par un dernier rassemblement avec copains et copines parfois sur la plage parfois devant la maison de l’un ou l’autre. De temps en temps le samedi soir toute la joyeuse troupe, parents et enfants partait vers le Neptune Ciné, cinéma en plein air qui diffusait le dernier film à l’affiche pour un tarif raisonnable. Les deux mois passaient comme l’éclair et, bronzés comme des pains d’épice, il fallait fermer les cabanons et rentrer à la maison pour une nouvelle année.
Et pourtant nous allons manquer le rendez-vous estival à quelques occasions. La ville d’Oran a créé en métropole plusieurs colonies de vacances pour permettre aux petits oranais d’aller connaître d’autres horizons. C’était l’occasion pour de nombreux enfants, dont beaucoup n’en avaient pas les moyens, de découvrir l’autre rive de la Méditerranée si lointaine ! Ainsi en 1947 je pars avec mes sœurs aînées à La Louvesc en Ardèche dans l’une de ces colonies. Nous y rejoignons notre cousine dignoise.
C’est mon premier contact avec la France. Ce contact est, d’ailleurs, très marquant puisque au bout de quelques kilomètres après la sortie de Marseille le train déraille…sans gravité heureusement, mais quelle émotion !
Je ne réalise pas très bien le changement car tout le monde autour de moi, encadrement et camarades est oranais. Je découvre quand même la cueillette des myrtilles, les grandes glissades en luge sur des près verdoyants, des batailles homériques, déguisé en chevalier affrontant une équipe adverse avec des boules de chiffon, protégé par un petit bouclier…Quand nous rentrons à Oran je raconte nos jeux mais je suis incapable de parler de la vie locale car nous ne l’avons pas connue.
Nous ferons notre premier voyage familial vers la métropole en 1952.
Mon père pouvait cumuler ces congés en deux mois tous les deux ans et bénéficier d’un passage bateau pour sa famille. Nous retrouvons ma grand-mère, mes oncle et tante installés à Digne dans les Basses Alpes (devenues Alpes de Haute Provence) depuis 1948. La devise de cette petite préfecture est « Digne climat idéal ».
Je vais alors vraiment découvrir cette France, lointaine et mystérieuse, dont on parle à l’école ou dans les réunions familiales. On la connaît par les cartes de géographie affichées dans nos salles de classe et racontées par nos enseignants, par les commémorations patriotiques, par ce drapeau qui surmonte tous les édifices publics. Les récits familiaux racontent aussi comment les grands-pères, les pères sont partis en 1914 et en 1939 sous l’uniforme.
Nous avons fait ce voyage cinq fois.
Peu à peu la vision de la vie de l’autre côté de la mer prend forme ; nous sommes bien accueillis partout, nous entendons de nouveaux accents, le nôtre étonne et amuse beaucoup les « francaouis ». Nous profitons pleinement de cette nouvelle vie sociale, les amitiés se nouent, nous racontons à nos nouveaux camarades nos séjours à la mer pendant l’été. Pour la plupart d’entre eux la mer est un concept un peu abstrait car ils ne voyagent pas beaucoup non plus. Ils nous font découvrir les près, la cueillette des fraises des bois, la baignade dans des petites rivières (glaciales à notre goût), atteintes sur des bicyclettes brinquebalantes, mais que nos jeunes mollets nous permettaient de faire avancer sans difficulté.
L’été fini, retour vers notre paradis natal avec des serments rarement tenus d’échange de lettres ou de cartes postales…
Quelle perception des communautés ?
J’aimerais évoquer maintenant un aspect de la société de l’Oranie dans laquelle j’ai vécu.
La religion, pratiquée ou pas, permet de citer quatre communautés : catholiques, juifs, protestants et musulmans. A Oran, chaque communauté dispose de ses lieux de culte et, pour ceux qui le souhaitent, la pratique religieuse est libre. En ville deux communautés ont leurs quartiers : les arabes vivent pour la grande majorité au Village Nègre et à Lamur ; les juifs, eux, habitent le quartier juif tout proche du cœur de ville. Pour être complet, n’oublions pas la présence espagnole historique à Oran ! Nombreux sont les descendants espagnols qui vivent à La Marine, célèbre quartier d’Oran en bordure du vieux port.
Les échanges entre tous les quartiers de la ville sont totalement fluides.
Toutefois la communauté juive a beaucoup souffert dans la période d’abrogation du décret Crémieux. Je n’en ai pas été témoin mais j’ai connu le cours Descartes qui en est l’illustration mais aussi la démonstration de la résilience de cette communauté. Quand le gouvernement de Vichy promulgue les lois antijuives de 1940 et abroge le décret Crémieux, les fonctionnaires juifs, dont les professeurs, sont radiés. Un numerus clausus limite à 5 le nombre d’élèves juifs autorisé par classe quel que soit l’établissement.
Un professeur de philosophie du lycée Lamoricière André Bénichou crée une école dont les salles de classe sont des pièces dans des appartements et recrute des professeurs dont Albert Camus... Au rétablissement du décret Crémieux le 21/10/1943 le cours Bénichou officialise son existence et, devient le cours Descartes. Il sera l’un des établissements privés les plus importants de France en 1958. La vie dans ces quartiers était d’un grand dynamisme mais il y avait très peu d’interaction entre les communautés. La cohabitation pouvait se constater, au-delà des quartiers, dans la vie quotidienne comme par exemple au marché de la rue de la Bastille.
Elle a longtemps été paisible, la communauté musulmane bien souvent cantonnée dans de petits métiers : marchands d’eau, petits « cirayas », vendeurs de brocante les « algo-vender » mais aussi commerçants et employés dans les administrations et les entreprises.
Les sociétés sportives qui pouvaient être confessionnelles ou simplement associatives contribuaient beaucoup à la cohabitation. Dans les sports collectifs en particulier on oubliait les communautés pour n’être que des équipiers.
Les femmes musulmanes occupent une place à part dans cette société multiple. Elles évoluent toujours sous de grands haïks blancs qui ne laissent voir qu’un œil. Elles étaient souvent femmes de ménage.
L’une d’entre elles travaillait chez nous. Dès qu’elle arrivait elle enlevait son voile et aidait ma mère à accomplir les tâches de la vie quotidienne. Peu à peu s’est établi avec elle un lien affectueux qui ne s’est jamais démenti ; dans les dernières semaines de juin 1962 alors que la vie s’était comme arrêtée elle ne pouvait plus circuler. Pourtant un matin elle est venue pour dire à mon père qu’elle appelait « mon patron » qu’il ne risquait rien…un geste courageux !
Quelle conscience politique ?
La littérature, la presse, les partis politiques ont véhiculé dans « l’opinion publique » une idée erronée de la conscience (ou la culture) politique des européens d’Algérie.
Certes tous les grands courants politiques ont existé en Algérie et les partis ont été actifs.
Pourtant la politique n’était pas notre quotidien. L’Histoire a, sûrement, influé sur le comportement des populations comme, par exemple le loyalisme au gouvernement de Vichy et l’opposition à De Gaulle dans la même période. Je préfère laisser à d’autres que moi plus qualifiés le soin d’analyser ce phénomène complexe.
Ce dont je peux témoigner c’est notre amour de La France (c’est ainsi qu'on appelait la métropole) et du drapeau (je me souviens avoir acclamé Vincent Auriol en agitant un petit drapeau tricolore lors de sa visite à Oran en 1949 alors que j'étais à l’école primaire) ...
Ma classe d'âge manifestait peu d’engagement pour le combat politique et, pour nous, de façon inaltérable et quasiment viscérale, l’Algérie était notre pays !
Nous n’avons vraiment pris conscience de la pauvreté de la communauté musulmane que tardivement ; peut-être du fait de la séparation des "quartiers", peut-être du fait de cette absence d'investissement politique, peut-être parce qu'on ne se préoccupait pas plus "des autres "qu'aujourd'hui un habitant de centre-ville ne s'occupe des habitants « d‘ailleurs ». Cette première période de ma vie ressemble finalement beaucoup à ce qu’elle aurait pu être si j’étais né de l’autre côté de la Méditerranée !
Le choc de la Toussaint rouge de novembre 1954 est venue ébranler cette vie paisible.
Les « évènements » (c’est ainsi qu’on en parlait) prennent une place de plus en plus importante dans la vie en Algérie. Oran est, dans un premier temps, relativement épargnée mais les journaux, la radio et les nouvelles parvenues des quatre coins du pays prennent de plus en plus de place et, peu à peu, la guerre s’installe. Les soldats du contingent originaires de métropole ou d’Algérie sont là en appui de l’armée de métier.
Pour utiliser une image simple, la passion l'a peu à peu emporté sur la raison et on peut mieux le comprendre en parcourant le déroulement de cette période. Tout se bouscule, le 13 mai 1958, le comité de Salut Public, l’arrivée de Soustelle, le Général de Gaulle qui « nous a compris », les immenses rassemblements, le Plan de Constantine.
Sortant de mon insouciance, je suis dans chaque meeting, dans les manifestations regroupant plusieurs dizaines de milliers de participants. Les lycéens se mobilisent portés par l’illusion de la fraternité. L’Espoir nous habite ! A partir de septembre 1959 tout s’accélère, De Gaulle ayant reconnu le droit à l’autodétermination des Algériens.
Les années 1960 et 1961 sont bouleversées par une suite d’évènements irréversible, tout s’enchaîne dans un véritable tourbillon : la semaine des barricades, les attentats, les contacts entre le FLN et le gouvernement français, le referendum sur l’autodétermination (75% des votants pour le Oui), la reconnaissance de la souveraineté algérienne sur le Sahara, le putsch des généraux la création de l’OAS. Oran n’est plus épargnée.
Le soir pendant le couvre-feu les concerts de casseroles derrière la protection des balcons ponctuent les explosions des nuits bleues…. L’opinion publique métropolitaine, quant à elle, se montre hostile aux français d’Algérie qu’elle assimile à des colons grassement nantis…
Au mois d’avril, en rentrant du lycée je trouve dans la boîte aux lettres une bande de papier disant « l’Organisation Armée Secrète gardera l’Algérie Française. Rejoignez-nous ».
Le soir, mon père à qui je montrai le tract m’a éclairé en m’expliquant que ce n’était pas la voie à suivre. A la fin de notre séjour estival à Digne ma vie bascule ; je ne rentre pas à Oran avec ma famille. Mon père m’a inscrit au Lycée Champollion de Grenoble en classe préparatoire.
Je ne sais pas que je ne retournerai plus dans mon pays natal et, pourtant, comme tant d’autres, je ne crois pas encore que l’issue est inéluctable. S’il en était besoin on voit là une preuve de cette immaturité politique mêlée à une résilience sans pareille. Avec le recul je réalise combien nos contemporains métropolitains étaient plus au fait de la politique.
L’année 1962, pendant laquelle l’antagonisme de l’opinion publique métropolitaine s’intensifie, donne aux évènements une dimension tragique. Les accords d’Évian et la proclamation du cessez le feu n’y feront rien bien au contraire. Le 8 avril 1962 le référendum sur les accords d’Évian proposé à l’ensemble du corps électoral de métropole et d’Algérie obtient un vote massif de 90,81% de Oui.
Progressivement, si les violences se calment à Alger, elles s’exacerbent à Oran. Le referendum du 1er juillet 1962 proposé au seul corps électoral d’Algérie obtient un résultat écrasant (99,72% de oui) et le 3 juillet le général de Gaulle reconnaît l’indépendance de l’Algérie. Le 5 juillet le général Katz ne viendra pas au secours des oranais.
La fin est sonnée, les harkis sont oubliés, l’exode s’accélère, mes parents arrivent à Marseille le 12 juillet.
Nous devenons des Rapatriés….
Colloque FM-GACMT du 26 mai 2023 - Intervention de Pierre BONJEAN (Photos fournies par l'auteur)
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